Page:Dumas - Mes mémoires, tome 4.djvu/78

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
75
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Et, en effet, quels progrès, de Séide à Charles IX, de Charles IX à Falkland, de Falkland à Pinto, de Pinto à Leicester, de Leicester à Danville, de Danville à Charles VI !

Mais, au milieu de cette brillante carrière, Talma fut poursuivi d’un éternel regret, celui de ne pas voir apparaître le drame moderne.

Plus d’une fois, je lui parlai de mes espérances.

— Hâtez-vous, me disait-il, et tâchez d’arriver de mon temps.

Au reste, j’ai vu jouer à Talma ce que bien peu de personnes, à part celles de son intimité, lui ont vu jouer : le Misanthrope, que jamais il n’a osé aborder au Théâtre-Français, quel qu’en fût son désir ; une partie d’Hamlet, en anglais, et particulièrement le monologue ; enfin, des scènes bouffonnes improvisées à la Saint-Antoine pour la fête de M. Arnault.

C’est que l’art était l’unique soin, la seule pensée, toute la vie de Talma. Sans être homme d’esprit, Talma avait une grande conscience, une vaste instruction relative, un sens profond. Lorsqu’il était sur le point de créer un rôle, aucune recherche soit historique, soit archéologique, ne lui coûtait ; tout ce que la nature lui avait donné, qualités et défauts, était utilisé. Quinze jours avant sa mort, comme il allait un peu mieux, et que ce mieux donnait l’espérance de le voir reparaître au Théâtre-Français, nous allâmes lui faire une visite, Adolphe et moi.

Talma était au bain ; il étudiait le Tibère de Lucien Arnault, dans lequel il comptait faire sa rentrée. Condamné, par une maladie d’entrailles, à mourir littéralement de faim, il avait considérablement maigri ; mais, dans cet amaigrissement même, il trouvait une satisfaction et l’espérance d’un succès.

— Hein ! mes enfants, nous dit-il en tirant à deux mains ses joues pendantes, comme cela va être beau pour jouer le vieux Tibère !

Oh ! la grande, l’admirable chose que l’art ! et que l’art est bien autrement dévoué qu’un ami, bien autrement fidèle qu’une maîtresse, bien autrement consolant qu’un confesseur !