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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Pendant dix-neuf ans, le canon ennemi passa dans la génération des hommes de quinze ans à trente-six. Il en résulta que, lorsque les poëtes de la fin du xviiie siècle et ceux du commencement du xixe furent en face les uns-des autres, ils se trouvaient de chaque côté d’un ravin immense creusé par la mitraille de cinq coalitions ; au fond de ce ravin était couché un million d’hommes, et, parmi ce million d’hommes violemment arrachés à la génération, se trouvaient ces douze poëtes que Napoléon avait toujours demandés à M. de Fontanes, sans que jamais M. de Fontanes eût pu les lui donner.

Ceux qui avaient échappé étaient les poëtes phthisiques, jugés trop faibles pour faire des soldats, et qui moururent jeunes, comme Casimir Delavigne et Soumet.

C’étaient des ponts jetés sur ce ravin dont nous avons parlé, mais qui ne suffisaient pas à le faire disparaître.

Avec ses dix-huit ans de guerre, et ses dix ans de règne, Napoléon, qui reconstruisit la religion, qui réédifia la société, qui établit la législation, Napoléon échoua pour la poésie.

À part les deux hommes que nous avons nommés, à part Soumet et Casimir Delavigne, il y eut solution de continuité.

Eh bien, disons-le, poëte intermédiaire entre la vieille école et l’école nouvelle, Casimir Delavigne avait, dans son talent, un peu de cette faiblesse de complexion qu’il avait dans sa personne ; dans une œuvre de Casimir, — œuvre ne dépassant jamais les limites fixées par l’ancien théâtre, c’est-à-dire un, trois ou cinq actes, — il y a toujours un peu de faiblesse et d’essoufflement ; les pièces sont haletantes comme l’homme, l’œuvre est poitrinaire comme le poëte.

De son acte, on n’en ferait jamais trois ; de ses trois actes, ou n’en ferait jamais cinq ; de ses cinq, on n’en ferait jamais dix. Mais bien plutôt serait-on tenté, de ses cinq actes, d’en faire trois ; de ses trois, d’en faire un.

Quand l’imagination lui manque, et qu’il s’attaque à Byron ou à Shakspeare, il ne peut parvenir à leur suprême hauteur, et il est obligé de s’arrêter au tiers, au milieu tout au plus de l’ascension ; pareil en cela à ces enfants qui montent sur un