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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

au Théâtre-Français, non point par la porte, mais par une brèche.

J’ai beaucoup connu Casimir Delavigne comme homme, j’ai beaucoup étudié Casimir Delavigne comme poëte ; je n’ai jamais eu une grande admiration pour le poëte ; mais j’ai toujours eu une suprême considération pour l’homme.

Comme individu, à part une probité littéraire incontestable et incontestée, Casimir Delavigne était un homme de relations douces, polies, affables même ; sa tête, beaucoup trop grosse pour son petit corps, frappait désagréablement la vue au premier aspect ; mais son front large, ses yeux intelligents, sa bouche bienveillante, faisaient bientôt oublier cette première impression. Quoique homme de beaucoup d’esprit, il était de ceux qui n’ont d’esprit que la plume à la main. Sa conversation, douce et affectueuse, était tiède et incolore ; comme il manquait de grandeur dans le geste, et de puissance dans l’intonation, il manquait de même de puissance et de grandeur dans la parole. Placé dans un salon, il n’attirait en rien le regard ; il fallait savoir que c’était Casimir Delavigne pour faire attention à lui. Il y a des hommes qui portent leur royauté en eux ; partout où vont ces hommes, au bout d’un instant, ils dominent ; au bout d’une heure, ils règnent. Casimir Delavigne n’était point de ceux-là : cette domination, si on la lui eût permise, il l’eût refusée ; cette royauté, si on la lui eût faite, il l’eût abdiquée. Tout fardeau, même celui d’une couronne, lui semblait embarrassant. Son éducation avait été excellente : il savait tout ce qu’on sait en sortant du collège ; mais, depuis sa sortie du collège, il avait peu appris par lui-même, peu pensé, peu réfléchi.

Un des caractères particuliers de l’organisation de Casimir Delavigne, — et, à notre avis, ce fut pour lui un grand malheur, — c’était sa soumission aux idées des autres, soumission qui ne pouvait venir que de son peu de confiance dans ses propres idées. Il s’était, chose étrange ! créé à lui-même, dans sa famille et parmi ses amis, une espèce de bureau de censure, une manière de comité de répression, chargé de veiller à ce que son imagination ne fit point d’écarts ; ce qui était