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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Puis, ayant achevé son café avec son flegme habituel, il abaissa ses lunettes, prit son parapluie, et sortit au milieu des applaudissements des consommateurs et des curieux.

Autant que je puis me le rappeler, Godefroy Cavaignac avait fait sur cette anecdote une charmante nouvelle.

Morrisel était joueur comme les cartes, et jouait aussi gros jeu qu’on voulait. Un soir qu’il y avait raout chez madame Regnault de Saint-Jean-d’Angely ou chez madame Davilliers, je ne me rappelle plus bien, nous entendîmes une petite discussion à une table d’écarté sur laquelle il n’y avait pas vingt-cinq louis. Nous nous approchâmes et demandâmes la cause de cette discussion.

Morrisel tenait les cartes ; il venait de passer sept fois, et il avait gagné six cent mille francs — je mets exprès le chiffre en toutes lettres — à M. Hainguerlot.

M. Hainguerlot prenait les cartes et demandait sa revanche de six cent mille francs en un seul coup.

Morrisel offrait la revanche de cinq cent mille en partie liée, et, tout en courant la chance de garder cent mille francs du célèbre banquier, il se regardait encore — ce qui était incontestable — comme un fort beau joueur ; car, enfin, en se levant de table et en faisant Charlemagne, il se constituait du coup trente mille livres de rente ; ce qui, pour un colonel en retraite, forme un assez joli denier.

La chose discutée, chacun fit une concession.

M. Hainguerlot se contenta d’un enjeu de cinq cent mille francs.

Morrisel renonça à la partie liée.

On nomma deux témoins de chaque côté, comme on eût fait dans un duel.

Morrisel perdit.

Il se leva avec le même flegme que s’il se fût agi d’un demi-napoléon.

Il est vrai qu’il gagnait encore cent mille francs.

L’été, Morrisel habitait quelquefois la campagne de madame Hamelin, située au Val, près de Saint-Leu-Taverny. Un jour d’ouverture de chasse, il se hasarda sur les terres de la commune de Frépillon, où, ayant rencontré le garde champêtre,