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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

l’un de ses amis, entra dans l’établissement. M. le baron, de B***, un peu chicaneur par nature, et connu, du reste, par deux ou trois duels heureux ou malheureux, — selon que, doué de plus ou de moins de philanthropie, le lecteur pensera qu’il est heureux ou malheureux de blesser ou de tuer son prochain, — M. le baron de B*** s’approcha du billard, et, sans même s’adresser au jeune homme :

— Changeur, dit-il, fais-nous servir le café, et cède-nous la place.

— Pardon, monsieur le baron, dit Changeur étonné et montrant le jeune homme, c’est que je suis en partie.

— Eh bien, tu quitteras ta partie, voilà tout !

— Monsieur, dit timidement et poliment le jeune homme, nous n’avons plus que quelques points à faire ; dans dix minutes, le billard sera à vous.

— Ce n’est pas dans dix minutes, c’est tout de suite que je le demande… Allons, allons, Changeur, donne-moi ta queue, mon garçon.

Morrisel, déjà vieux, grisonnant, maigre, malingre, de pauvre et chétive apparence, prenait sa tasse de café dans un coin.

— Changeur, dit-il sans se lever, et d’une voix flûtée qui contrastait étrangement avec les paroles qu’elle prononçait ; Changeur, mon ami, je te défends de céder le billard.

— Cependant, monsieur, répond Changeur fort embarrassé, puisque M. le baron de B*** veut que je lui donne ma queue.

— Si tu donnes ta queue à M. le baron, Changeur, je la reprends des mains de M. le baron, et je te la casse sur la tête !

M. le baron de B*** vit bien que Changeur n’était que le fil électrique.

Il avait, en effet, reçu le coup ; il se retourna vers celui qui le portait.

— Mais il me semble, monsieur, dit-il, que vous avez envie d’avoir une querelle avec moi ?

— Je suis charmé, monsieur, que vous ayez la vue si juste !