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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

cœur ; mais les pièces de théâtre, comme disent les Allemands, sont faites pour être vues et non pour être lues.

Je m’étais donc privé de cette première représentation, et j’attendais mes Anglais à Shakspeare.

Ils annoncèrent Hamlet.

Cette fois, je n’avais garde d’y manquer ; Ernest était, par bonheur, de semaine pour le portefeuille. Je quittai le bureau à quatre heures, et j’allai prendre ma place à la queue, un peu mieux renseigné, cette fois, que je ne l’avais été lors de mon premier voyage à Paris.

Je savais si bien mon Hamlet, que je n’avais pas eu besoin d’acheter le libretto ; je pouvais suivre l’acteur, traduisant les mots au fur et à mesure qu’il les disait.

J’avoue que l’impression dépassa de beaucoup mon attente : Kemble était merveilleux dans le rôle d’Hamlet ; miss Smithson adorable dans celui d’Ophélia.

La scène de la plate-forme, la scène de l’éventail, la scène des deux portraits, la scène de folie, la scène du cimetière, me bouleversèrent. À partir de cette heure, seulement, j’avais une idée du théâtre, et, de tous ces débris des choses passées, que la secousse reçue venait de faire dans mon esprit, je comprenais la possibilité de construire un monde.

« Et, sur tout ce chaos, dit la Bible, flottait l’esprit du Seigneur.

C’était là première fois que je voyais au théâtre des passions réelles, animant des hommes et des femmes en chair et en os.

Je compris, alors, ces plaintes de Talma à chaque nouveau rôle qu’il créait ; je compris cette aspiration éternelle vers une littérature qui lui donnât la faculté d’être homme en même temps que héros ; je compris son désespoir de mourir sans avoir pu mettre au jour cette part de génie qui mourait inconnue en lui et avec lui.

La génération actuelle ne comprendra point ce que je viens d’écrire ; les études de son enfance lui ont fait Walter Scott aussi familier que Lesage, Shakspeare aussi familier que Molière. Notre siècle, devenu, avant toute chose, un siècle d’appréciation, sourit de doute, quand on lui dit qu’on huait un