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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Eh bien, lui dit-il, pourquoi donc ne joues-tu pas ainsi, mon cher ? le public ne te sifflerait pas !

Dans l’intervalle du premier au second acte de Pierre de Portugal, Lucien Arnault était dans les coulisses ; pendant le second acte, Pierre de Portugal, déguisé en soldat de son armée, pénètre inconnu chez Inès de Castro, qui le prend pour un simple homme d’armes.

Lucien voit venir Lafond avec un costume resplendissant d’or et de pierreries.

Il court à lui :

— Eh ! mon cher Lafond, lui dit-il, vous vous êtes trompé d’habit !

— Avez-vous quelque chose à dire contre mon costume ?

— Parbleu, je crois bien !

— Il est cependant tout flambant neuf.

— C’est justement cela que je lui reproche : c’est un costume de prince, et non de simple homme d’armes, que vous avez là.

— Monsieur Lucien, répond Lafond, apprenez ceci : c’est que j’aime mieux faire envie que pitié.

Puis, tournant superbement les talons, sans doute pour montrer à Lucien le derrière de son costume, après lui avoir montré le devant :

— On peut frapper, dit Lafond, Pierre de Portugal est prêt.

Quand, cinq ans plus tard, je lus Christine au Théâtre-Français, soit que Lafond ne fût pas du comité, soit qu’il n’eût pas jugé à propos d’y venir pour écouter l’œuvre d’un débutant, j’eus le chagrin de lire en son absence.

Quoique la pièce — comme on le verra en son lieu et place — n’ait pas été reçue, la lecture avait fait un certain bruit, et l’on ne doutait pas que le drame ne fût joué tôt ou tard.

Un jour, je vis la porte de mon pauvre bureau s’ouvrir, et l’on m’annonça M. Lafond.

Je levai la tête tout étonné, ne pouvant pas croire que le vice-roi de la scène tragique me fit l’honneur de me visiter : c’était bien lui !

Je lui présentai une chaise ; mais il me fit de la tête un