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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Soulié avait pour l’or une véritable passion : il aimait à voir de l’or, il aimait à manier de l’or. Vers la fin de sa vie, quand il gagnait quarante où cinquante mille francs par an, il avait de son côté des engagements pris pour la fin du mois ; souvent, dès le 15 ou dès le 20, les deux ou trois mille francs qu’il avait à payer étaient dans son tiroir. Alors, pour se procurer cette jouissance que lui donnait la vue de l’or, il changeait ses pièces de cinq francs ou ses billets de banque contre des napoléons, recommandant qu’on lui prit les plus neufs et les plus brillants, ce qui constituait d’abord une première dépense de quatre ou cinq sous par napoléon, — car Soulié n’a pas eu le bonheur de vivre dans cette bienheureuse époque de la dépréciation de l’or ; — puis, quand arrivait la fin du mois, c’était, pour se séparer de son or, un tel déchirement, que quoiqu’il eût là, dans son tiroir, la somme due, rarement il soldait son billet à échéance, préférant payer vingt, trente, cinquante, cent francs de frais, et récréer quelques jours de plus ses yeux de la vue du riche métal.

Et, cependant, rien de plus généreux, rien de plus large, rien de plus prodigue même que Soulié. Il aimait l’or, mais entendons-nous bien, non pas à la façon des avares ; il aimait l’or comme la représentation du luxe, comme le moyen le plus sûr de se procurer toutes les jouissances de la vie ; il aimait l’or pour la puissance que donne l’or.

Aussi avait-il une prédilection toute particulière pour le roman de Monte-Cristo.

Qu’on me pardonne, quand je parle de Soulié, de m’étendre largement sur lui : c’est une des plus vigoureuses organisations que j’aie connues, et je dirai de lui ce que Michelet disait un jour de moi : c’était une des forces de la nature.

J’aurais compris Soulié braconnier dans les forêts de l’Amérique, pirate dans les mers de l’Inde ou dans l’océan Boréal, voyageur sur les bords du lac Tchad ou du Sénégal, bien mieux que romancier ou auteur dramatique.

Aussi, il était superbe à cette scierie mécanique, au milieu de ces cent ouvriers qu’il dirigeait d’un signe de tête, d’un