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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

la veille courait les bureaux. Les soixante-trois employés de Son Altesse royale ne s’abordaient qu’en se disant :

— Savez-vous ce que Dumas a dit hier à M. Oudard ?

L’employé auquel la demande était adressée répondait non ou oui.

Et l’histoire, s’il répondait non, était racontée avec des corrections, des embellissements, des augmentations qui faisaient le plus grand honneur à l’imagination de mes collègues. Pendant toute une journée, et même pendant les jours suivants, un rire homérique fut entendu dans les corridors de la maison de la rue Saint-Honoré, no 216.

Un seul employé de la comptabilité, entré de la veille, et que personne ne connaissait encore, resta sérieux.

— Eh bien, lui dirent les autres, vous ne riez pas ?

— Non.

— Et pourquoi ne riez-vous pas ?

— Parce que je ne trouve pas qu’il y ait de quoi rire.

— Comment ! il n’y a pas de quoi rire d’entendre Dumas dire qu’il fera mieux que Casimir Delavigne ?

— D’abord, il n’a pas dit qu’il ferait mieux, il a dit qu’il ferait autre chose.

— C’est tout comme…

— Non, c’est bien différent.

— Mais connaissez-vous Dumas ?

— Oui, et c’est parce que je le connais que je vous réponds qu’il fera quelque chose, je ne sais pas quoi, mais je vous réponds que ce quelque chose étonnera tout le monde, excepté moi.

Cet employé qui venait d’entrer, depuis la veille, à la comptabilité, c’était mon ancien maître d’allemand et d’italien, Amédée de la Ponce.

Il y avait donc, sur soixante et douze personnes, chefs et employés, composant l’administration de Son Altesse royale, deux personnes qui ne désespéraient pas de moi : c’étaient Lassagne et lui.

À partir de ce moment, commença la guerre dont m’avait prévenu Lassagne, à mon entrée dans les bureaux.