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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Eh bien, mon cher ami, lui dit-il, vous allez donc jouer le Tasse ?

— À mon grand regret, dit Firmin ; j’aurais mieux aimé vous le voir jouer, à vous : c’eût été une étude que j’eusse faite, tandis que c’est peut-être une leçon que je vais recevoir.

— L’ouvrage est médiocre, dit Talma ; cependant, il y a une belle scène au cinquième acte : c’est celle où, dans l’espoir de rendre la raison au pauvre fou, on lui parle des honneurs qu’on lui prépare et de la couronne qu’il attend. Vous savez, Firmin, à ce mot couronne, il semble se ranimer. « Une couronne, à moi ! dit-il. Alphonse ne me refusera donc plus sa sœur !… Où est-elle, cette couronne ? où est-elle ? » Alors, on la lui présente, il la regarde, puis, douloureusement : « Elle n’est pas d’or ; elle n’est que de laurier… Le frère ne consentira pas ! » Tenez ! voyez-vous, Firmin, dit Talma, voici comment j’aurais joué cela, moi…

Et, sur son lit, se soulevant à moitié, il joua la scène avec un accent si vrai, une attitude si douloureuse, un abattement si complet et si plein de désespoir et de folie, que Firmin, rien que par ce qu’il avait vu, fut près de renoncer au rôle.

Vers le commencement d’octobre, ce mieux qui avait donné quelque espoir disparut, et la maladie fit de tels progrès, que Talma lui-même exprima le désir de voir les personnes qu’il aimait et que leur carrière tenait éloignées de lui. Au nombre de ces personnes était son neveu Amédée Talma, médecin-dentiste à Bruxelles.

Il arriva le 9 octobre, et, à partir de ce moment, ne le quitta plus.

Après qu’on eut préparé le malade à cette visite, Amédée Talma entra dans la chambre et s’approcha du lit de son oncle. Talma lui tendit le main, l’attira à lui, et l’embrassa.

Il faisait sombre ; mais, à la moiteur qui resta sur sa joue, le jeune homme s’aperçut que son oncle pleurait.

Cependant, le malade se remit, et, au bout d’un instant :

— Tu ne resteras pas plus de deux ou trois jours ici, lui dit-il ; tes affaires souffriraient d’une plus longue absence. Je t’ai fait venir parce que tu connais ma maladie depuis longtemps.