Page:Dumas - Mes mémoires, tome 4.djvu/249

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

» C’est pourtant ce que j’aime le mieux au monde, au fond de ce beau temps pleuré : c’est qu’en effet, je n’ai eu la paix et le bonheur que là.

» Puis, tout à Coup, une grande et profonde misère, quand il arriva que mon père n’eut plus à peindre d’équipages ni d’armoiries…

» J’avais quatre ans à l’époque de ces grands troubles en France. Les grands-oncles de mon père, exilés autrefois en Hollande, lors de la révocation de l’édit de Nantes, offrirent à ma famille leur immense succession, si l’on voulait nous rendre à la religion protestante. Ces deux oncles étaient centenaires, et avaient vécu dans le célibat à Amsterdam, où ils avaient fondé une librairie. J’ai, dans ma pauvre petite bibliothèque, quelques livres imprimés par eux.

» On fit une assemblée dans la maison. Ma mère pleura beaucoup ; mon père était indécis, et nous embrassait. Enfin, on refusa la succession, de peur de vendre notre âme, et nous restâmes dans une misère qui s’accrut de mois en mois, jusqu’à causer un déchirement d’intérieur où j’ai puisé toute la tristesse de mon caractère.

» Ma mère, imprudente et courageuse, se laissa envahir par l’espérance de rétablir la maison en allant en Amérique trouver une parente qui était devenue riche. De ses quatre enfants, qui tremblaient à l’idée de ce voyage, elle n’emmena que moi. J’avais bien volontiers consenti à la suivre ; mais je n’eus plus de gaieté après ce sacrifice. J’adorais mon père comme on adore le bon Dieu lui-même. Ces routes ; ces ports de mer, cet Océan où il n’était pas, me causaient de l’épouvante, et je me serrais contre les vêtements de ma mère comme dans mon seul asile.

» Arrivée en Amérique ; ma mère trouva sa cousine veuve, chassée par les nègres de son habitation, la colonie révoltée, la fièvre jaune dans toute son horreur. Elle ne supporta point le nouveau coup qui nous frappait : éveillée violemment de son dernier rêve, elle mourut au réveil à l’âge de quarante et un ans. J’expirais auprès d’elle, quand on m’emmena en deuil hors de cette île dépeuplée, et, de vaisseau en vaisseau, je