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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

dans la capitale, ainsi que le constate ce distique d’un auteur inconnu :

Lorsque Romieu revint du Monomotapa,
Paris ne soupait plus, et Paris resoupa.

J’ai dit qu’il s’était fait à Paris de grands changements, j’aurais dû dire des changements fatals.

L’absence du souper a sur la civilisation des conséquences plus fâcheuses qu’on ne croît.

C’est à l’absence du souper et à la présence du cigare que j’attribue la dégénérescence de notre esprit.

Non pas que je dise que nos fils ont moins d’esprit que nous, Dieu m’en garde ! et j’ai, pour mon compte, un fils qui ne me le pardonnerait pas. Mais ils ont un autre esprit.

Reste à savoir quel est le meilleur, du leur ou du nôtre.

Notre esprit, à nous autres hommes de quarante ans, est un esprit qui tient encore un peu de l’aristocratie du xviiie siècle, modifié par le côté chevaleresque de l’Empire.

Les femmes avaient une grande influence sur cet esprit-là.

Cet esprit-là, c’était surtout le souper qui l’entretenait.

À onze heures du soir, quand on est délivré des soucis de la journée ; quand on sait qu’on a encore six ou huit heures que l’on peut employer à son loisir entre la veille et le lendemain ; quand on est assis à une bonne table, qu’on coudoie une belle voisine, qu’on a pour excitant les lumières et les fleurs, l’esprit se laisse emporter tout éveillé dans la sphère des rêves, et, alors, il atteint l’apogée de sa vivacité et de son exaltation. Non-seulement on a à souper plus d’esprit qu’ailleurs, plus d’esprit qu’aux autres repas, mais encore on a un autre esprit.

Je suis sûr que la plupart des jolis mots du xviiie siècle ont été dits en soupant.

Plus de soupers ! donc, absence de cet esprit qu’on avait en soupant.