Page:Dumas - Mes mémoires, tome 4.djvu/197

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
194
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

pour Astrakan, lorsque arriva le comte Voronzov, gouverneur d’Odessa. Il venait annoncer que le mécontentement grandissait par toute la Crimée, et causerait des troubles considérables, si l’empereur hésitait à calmer ce mécontentement, et à prévenir ces troubles par sa présence.

C’étaient trois cents lieues à parcourir ; mais qu’est-ce que trois cents lieues en Russie ? Alexandre promit à l’impératrice d’être de retour avant un mois, et donna les ordres du départ.

La route trouva l’empereur impatient et mal disposé. Ce malaise moral était tellement en contradiction avec la tristesse douce de son caractère, qu’il surprit tout le monde : les chevaux ne marchaient pas ; les chemins étaient mauvais ; il faisait froid le matin, chaud à midi, glacé le soir. Le docteur Wylie recommandait au voyageur des précautions contre ces changements de température dont il se plaignait, lui ; mais c’est alors que l’humeur chagrine de l’empereur se faisait jour : il rejetait manteaux et pelisses, semblait appeler les dangers que ses amis lui recommandaient de fuir. Enfin, un soir, l’empereur fut pris d’une toux obstinée, et, le lendemain, en arrivant à Oridov, d’une fièvre intermittente qui, fortifiée par l’obstination du malade, se changea bientôt en une fièvre rémittente, que le docteur reconnut, alors, pour être la même qui avait régné tout l’automne de Taganrog à Sébastopol.

On reprit aussitôt la route de Taganrog.

Ce fut l’empereur lui-même qui donna l’ordre de rebrousser chemin.

Tout en revenant, le docteur, qui ne se faisait pas illusion sur la gravité de l’état du malade, insistait pour commencer un traitement énergique.

Mais l’empereur s’y opposait.

— Laissez-moi, dit-il. Eh ! mon Dieu, je sais moi-même ce qu’il me faut : c’est du repos, de la solitude et de la tranquillité… Soignez mes nerfs, docteur, ce sont mes nerfs qui sont dans un épouvantable désordre.

— Sire, répondit Wylie, c’est un mal dont les rois sont plus souvent atteints que les particuliers.

— Oui, dit Alexandre, surtout dans les temps actuels… Ah !