Page:Dumas - Mes mémoires, tome 4.djvu/195

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
192
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

couvent, caveau où ce religieux comptait passer le reste de ses jours. Malgré l’heure avancée, l’empereur s’était fait conduire à la cellule de ce religieux, et avait causé près de vingt minutes avec lui.

En quittant Pétersbourg, Alexandre voulut revoir une fois encore son cher Czarkosjelo. Il monta à cheval à la porte du palais, et en parcourut tous les alentours comme pour prendre congé d’eux. Fœdor lui ayant demandé à quelle époque il reviendrait au palais impérial, Alexandre étendit un doigt vers l’image du Sauveur, et dit :

— Celui-là seul le sait !

L’empereur arriva à Taganrog vers la fin de septembre. Le 5 octobre, l’impératrice, qui, à cause de sa santé, voyageait à petites journées, y arriva à son tour. L’empereur alla au-devant d’elle, et fit alors seulement avec elle son entrée solennelle dans la ville.

Pourquoi cette prédilection de l’empereur pour Taganrog ? Nul ne pourrait l’expliquer que par cette fatalité qui pousse les hommes vers le lieu où il est écrit d’avance qu’ils doivent mourir.

Taganrog est situé dans le climat le plus doux de la Crimée ; son territoire est fertile, et dans une heureuse situation à l’entrée de la mer d’Azov, et près de l’embouchure du Don et du Volga ; mais la ville ne se compose guère que d’un millier de mauvaises maisons dont un sixième tout au plus est bâti en briques ou en pierres, tandis que toutes les autres ne sont, en réalité, que des cages de bois recouvertes d’un torchis de boue. Quant aux rues, qui sont larges, il est vrai, mais qui ne sont point pavées, le sol est tellement friable, qu’à la moindre pluie, on y enfonce jusqu’aux genoux ; en revanche, quand la chaleur du soleil a desséché ce marais humide, le bétail et les chevaux qui passent soulèvent de tels torrents de poussière, qu’il est impossible en plein jour, et à dix pas, de distinguer un homme d’une bête de somme. Cette poussière obstinée s’introduit d’ailleurs partout : elle traverse jalousies closes, volets fermés, rideaux tirés hermétiquement ; pénètre à travers les habits, si épais qu’ils soient, et charge l’eau d’une