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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Une attaque violente de ce mal avait eu lieu pendant l’hiver de 1824. Il habitait Czarkosjelo, sa retraite favorite, et qui lui devenait de plus en plus chère, à mesure qu’il s’enfonçait davantage dans cette sombre mélancolie qui le dévorait. Après s’être promené tard, oubliant le refroidissement du corps pour suivre les rêveries de l’âme, il rentra glacé, se fit apporter à manger dans sa chambre, et, la même nuit, fut saisi d’un érésipèle accompagné d’un accès de fièvre plus violent qu’aucun de ceux qui l’eussent encore atteint. Cette fièvre fut si âpre, qu’au bout de quelques heures, elle amena le délire. L’empereur fut ramené à Pétersbourg dans un traîneau fermé, et remis, aussitôt son arrivée, aux mains des plus habiles médecins, qui décidèrent unanimement qu’il fallait lui couper la jambe. Son chirurgien particulier, le docteur Wylie, s’opposa seul à cette décision, déclarant que, pour cette fois encore, il répondait de l’auguste malade ; et, en effet, pour cette fois encore, il le guérit.

À peine guéri, l’empereur était retourné à Czarkosjelo. Toute autre résidence lui était devenue importune. Là, toujours seul en face de sa grandeur, spectre qui l’épouvantait sans cesse, ne recevant à des heures fixes que les ministres avec lesquels il travaillait, sa vie était celle d’un trappiste pleurant sur ses fautes, plutôt que celle d’un grand empereur ayant charge d’existences et d’âmes.

En effet, se levant à six heures l’hiver, à cinq heures l’été, Alexandre faisait sa toilette, entrait dans son cabinet, trouvait sur son bureau, à sa gauche, un mouchoir de batiste plié, à sa droite un paquet de dix plumes toutes taillées.

Alors, l’empereur se mettait au travail, ne se servant jamais deux fois de la même plume si son travail avait été interrompu, cette plume ne lui eût-elle servi qu’à signer son nom ; puis, son courrier fini, la signature achevée, il descendait dans le parc, où, malgré les bruits de conspiration qui couraient depuis deux ans, il se promenait toujours seul, et sans autre garde que les sentinelles du palais. Vers cinq heures, il rentrait, dînait seul, et se couchait à la retraite et aux sons clairs, mélancoliques, choisis par lui-même, et qui l’endor-