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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Et l’empereur, saluant de la main le pauvre chef de bataillon stupéfait, prend la route de droite, sur laquelle sa voiture ne tarde pus à le rejoindre.

Une autre fois, pendant un autre voyage, — car la vie d’Alexandre, fils de Paul, se passa comme celle d’Alexandre, fils de Philippe, dans une locomotion perpétuelle, — l’empereur, en traversant un lac situé dans le gouvernement d’Archangel, fut assailli par une violente tempête. Sa mélancolie, toujours croissante, faisait que le plus souvent Alexandre voyageait sans suite. Il était donc seul avec le pilote dans une barque que les flots du lac, mugissants et soulevés, menaçaient d’engloutir.

— Mon ami, dit l’empereur au pilote, — lequel commençait à perdre la tête en songeant à l’immense responsabilité qui pesait sur lui, — il y a dix-huit cents ans à peu près que César, se trouvant dans la situation où nous sommes, disait à son pilote avec orgueil : « Ne crains rien, tu portes César et sa fortune ! » Je ne suis point César ; je crois plus en Dieu, et crois moins en ma fortune que le vainqueur de Pompée : je te dirai donc tout bonnement : « Oublie que je suis l’empereur ; ne vois en moi qu’un homme comme toi, et tâche de nous sauver tous les deux. »

À ce langage, que le pilote russe comprit sans doute beaucoup mieux que le pilote Opportunus ne dut comprendre celui de César, le brave homme redoubla d’efforts, et la barque, dirigée par une main ferme, aborda au rivage.

Malheureusement, Alexandre n’avait pas été aussi heureux avec son cocher qu’il l’avait été avec son pilote. Pendant un de ses voyages dans les provinces du Don, il avait été renversé violemment, et, jeté hors de son drovsky, s’était blessé à la jambe. Esclave de cette discipline qu’il prescrivait aux autres, et que, pour plus d’efficacité, il appliquait à lui-même, il voulut, malgré sa blessure, continuer le voyage afin d’arriver au jour dit ; mais la fatigue et l’absence de soins envenimèrent la plaie. Depuis ce temps, et à plusieurs reprises, des érésipèles se portèrent sur cette jambe, forçant l’empereur à garder le lit pendant des semaines, et à boiter pendant des mois.