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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Hein ! que dis-tu ? reprend l’empereur.

— Je dis que je n’ai qu’à compter là-dessus.

— Comment cela ? demande Alexandre.

— Oh ! je sais bien ce que je dis !

— Eh bien, voyons, que dis-tu ?

— Je dis qu’autant de personnes que je mène devant une maison à deux portes, et qui descendent sans me payer, autant de débiteurs à qui je dis adieu.

— Comment ! même devant le palais de l’empereur ?

— Oh ! là surtout ; si vous saviez combien peu de mémoire ont les grands seigneurs !

— Mais il fallait te plaindre, dénoncer les voleurs, et les faire arrêter.

— Moi, faire arrêter un noble ! mais Votre Excellence sait bien que, nous autres pauvres diables, nous n’avons point un pareil pouvoir. Si c’était quelqu’un de nous, à la bonne heure, c’est facile, ajouta le cocher en montrant sa longue barbe, car on sait par où nous prendre ; mais, vous autres grands seigneurs, vous avez le menton rasé… Bonsoir, il n’y a rien à faire ! — Que Votre Excellence, je la supplie, cherche donc bien dans ses poches, et j’espère qu’elle y trouvera de quoi me payer.

— Non, dit l’empereur, ce serait inutile… Mais autre chose.

— Voyons.

— Voici mon manteau. Il vaut bien la course, n’est-ce pas ?

— Certainement ! et, si Votre Excellence veut me le donner, et me tenir quitte de la différence…

— Non ! mais garde-le comme gage, et ne le remets qu’à celui qui te donnera de l’argent.

— Eh bien, à la bonne heure, vous êtes raisonnable, vous, dit le cocher.

Cinq minutes après, le cocher reçut, en échange du manteau resté en gage, un billet de cent roubles.

L’empereur avait payé à la fois pour lui et pour ceux qui venaient chez lui ; mais le cocher prétendait qu’il lui redevait encore.