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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

deux aînés, et, par leurs prénoms mêmes, — en appelant l’un Alexandre, l’autre Constantin, — elle semblait leur avoir fait d’avance le partage du monde. Cette idée, au reste, était tellement la sienne, qu’elle les avait fait peindre, enfants tous deux, l’un, tranchant le nœud gordien, l’autre, portant le labarum. Il y a plus : le développement de leur éducation ne fut que l’application de ces deux grandes idées. Constantin, destiné à l’empire d’Orient, n’eut que des nourrices grecques, et fut entouré de maîtres grecs, tandis qu’Alexandre, destiné à l’empire d’Occident, fut entouré d’Anglais, d’Allemands et de Français. Au reste, rien n’était plus opposé que la façon dont chacun des augustes élèves recevait les leçons qu’on lui donnait. Pendant qu’Alexandre, âgé de douze ans, répondait à Graft, son professeur de physique expérimentale, qui lui disait que la lumière était une émanation continuelle du soleil : « Cela ne se peut pas, car le soleil deviendrait chaque jour plus petit ; » Constantin répondait à Saken, son gouverneur particulier, qui l’invitait à apprendre à lire : « Non, je ne veux pas apprendre à lire, parce que je vois que vous lisez toujours, et que vous devenez toujours plus bête. »

Nous verrons plus tard comment, à l’endroit de Constantin, les prévisions de l’impératrice furent trompées ; mais, pour le moment, nous dirons quelques mots de l’empereur.

L’empereur Alexandre était fort aimé du peuple et de la noblesse : aimé pour lui-même par l’amour qu’il inspirait, et surtout aimé par la crainte qu’inspirait Constantin.

On citait de lui une foule d’anecdotes toutes à sa louange, et faisant honneur les unes à sa bonhomie, les autres à son courage ou à son esprit.

Un jour, se promenant à pied selon son habitude, et se voyant menacé par la pluie, il prend un drovsky, et se fait conduire au palais impérial.

Arrivé là, l’empereur fouille à sa poche, et s’aperçoit qu’il n’a pas d’argent.

— Attends, dit-il au conducteur, je vais t’envoyer le prix de ta course.

— Ah ! oui, répond le cocher, je connais cela !