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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

dans la capitale de Catherine, sans que Catherine en sût rien ; puis, un soir, Potemkine invita l’impératrice à une fête nocturne qu’il voulait lui donner, dit-il, dans les palais qui s’étendent sur la rive gauche de la Néva ; et, là, tout planté d’arbres immenses, tout resplendissant de lumières, tout éblouissant de marbres, elle trouva le palais féerique élevé d’un coup de baguette, avec ses statues, ses meubles magnifiques et ses lacs aux poissons d’argent, d’azur et d’or.

Tout devait être étrange dans cet homme, sa mort comme sa vie, sa fin inattendue comme son commencement inespéré. Il venait de passer un an à Pétersbourg au milieu des fêtes et des orgies, ayant reculé les limites de la Russie jusqu’au delà du Caucase, et pensant que, cette nouvelle frontière tracée, il avait assez fait pour sa gloire et pour celle de Catherine. Tout à coup, il apprend que, profitant de son absence, le vieux Repnine a battu les Turcs, et, les forçant à demander la paix, a plus fait en deux mois que lui n’avait fait en trois ans.

Oh ! alors, plus de repos pour le favori, plus de gloire pour le général. Il est malade, mais qu’importe ! il luttera avec la maladie et la tuera. Il part, traverse Iassy et arrive à Ostakhov, où il prend une nuit de repos ; le lendemain, au point du jour, il se remet en route ; mais, au bout de quelques verstes, l’air de sa voiture l’étouffe ; ou fait arrêter, on étend son manteau sur le bord d’un fossé, il se couche dessus tout haletant, et, au bout d’un quart d’heure, expire dans les bras de sa nièce !

J’ai connu cette nièce ; je lui ai entendu raconter les détails de cette mort, comme si c’eût été un événement d’hier. Elle avait soixante et dix ans alors ; elle s’appelait madame Braniska ; elle habitait Odessa ; elle était riche à soixante, à cent millions peut-être ; elle possédait les plus beaux saphirs, les plus belles perles, les plus beaux rubis, les plus beaux diamants du monde. Comment avait-elle commencé cette collection de joyaux précieux ? Elle racontait, — car elle aimait fort à raconter tout ce qui avait rapport à son oncle, — elle racontait que Potemkine avait l’habitude de jouer éternellement, comme nous l’avons dit, avec des pierres précieuses qu’il fa-