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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

soulève, le jette de l’autre côté de la chambre, entre chez l’impératrice, et, dix minutes après, en sort un papier à la main :

— Tenez, monsieur, dit-il au jeune officier, encore mal remis de l’accident qui vient de lui arriver, voici un brevet de capitaine que Sa Majesté à bien voulu signer pour vous.

Le même jour, Lovitz était exilé dans la ville de Schaklov, qui fut érigée pour lui en principauté.

Quant à Potemkine, il rêva tour à tour le duché de Courlande et le trône de Pologne ; mais, en y réfléchissant, il ne voulut rien de tout cela, car une couronne, soit ducale, soit royale, ne l’eût pas fait plus puissant ni plus fortuné qu’il ne l’était. N’avait-il pas à chaque heure dans sa main, jouant avec eux, comme fait un pâtre avec des cailloux, autant de diamants, de rubis et d’émeraudes qu’il y en avait à la couronne ? N’avait-il pas des courriers qui allaient lui chercher des sterlets dans le Volga, des melons d’eau à Astrakan, des raisins en Crimée, des fleurs partout où il y avait de belles fleurs ? et ne donnait-il pas tous les ans, au 1er janvier, à sa souveraine un plat de cerises qui lui coûtait dix mille roubles ?

Le prince de Ligne, — le grand-père de celui que nous connaissons, l’auteur des charmants Mémoires qui portent son nom, et des lettres les plus aristocratiquement spirituelles qui jamais peut-être aient été écrites, — le prince de Ligne, qui avait connu Potemkine, disait en parlant de lui :

— Il y a dans cet homme-là du gigantesque, du romanesque et du barbaresque.

Le prince de Ligne avait raison. Pendant trente ans, pas une chose, bonne ou mauvaise, ne se fit en Russie que par lui : ange ou démon, il créait ou détruisait à son caprice ; il brouillait tout, mais vivifiait tout ; rien n’était quelque chose que lorsqu’il n’était pas là ; reparaissait-il, tout disparaissait et, devant lui, rentrait dans le néant.

Un jour, il eut l’idée de donner à Catherine un palais ; elle venait de conquérir la Tauride, et ce palais devait être un souvenir de cette conquête. En trois mois, ce palais s’éleva