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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Au milieu des cris d’enthousiasme que poussent les régiments, un jeune sous-officier âgé de dix-huit ans entend la demande de sa souveraine ; il s’élance hors des rangs, s’approche d’elle, et lui offre la dragonne de son sabre ; puis, quand Catherine a accepté avec ce doux sourire d’une femme qui veut devenir impératrice, d’une reine qui quête un royaume, le jeune officier veut s’éloigner et reprendre son rang. Mais le cheval qu’il monte, partisan d’une grande fortune future, se refuse à s’éloigner ; il se cabre, bondit ; habitué à l’escadron, il s’obstine à rester côte à côté du cheval de l’impératrice.

Catherine, superstitieuse comme tous ceux qui jouent leur fortune sur un coup de dé, voit dans l’obstination du cheval une indication que le cavalier lui sera un puissant défenseur ; elle fait le jeune homme officier, et, huit jours après, quand Pierre III, prisonnier de celle qu’il croyait faire prisonnière, a résigné entre les mains de Catherine la couronne qu’il voulait lui enlever, l’impératrice se rappelle ce jeune officier de la place du Sénat ; elle le fait venir près d’elle, et le nomme gentilhomme de la chambre dans son palais.

Ce jeune homme s’appelait Potemkine.

À partir de ce jour, sans empêcher le moins du monde le règne de ce que l’on appela les douze Césars, Potemkine fut le favori de l’impératrice, et sa faveur alla toujours croissant. Beaucoup, espérant le remplacer, attaquèrent cette faveur, et se brisèrent contre elle. Un seul crut un instant avoir triomphé ; c’était un jeune Servien, nommé Lovitz, protégé par Potemkine lui-même. Placé près de l’impératrice par son protecteur, il résolut de profiter de son absence pour le perdre. Comment s’y prit-il ? C’était là un secret d’alcôve, que les murs du palais de l’ermitage ne nous ont point révélé. On sait seulement que Potemkine, mandé au palais, descendit dans son appartement, et, apprenant que sa disgrâce était complète, qu’il était exilé, menacé de mort s’il n’obéissait pas, il s’avança tout poudreux et en habit de voyagé vers l’appartement de l’impératrice. Là, un jeune lieutenant de planton veut l’arrêter ; Potemkine le prend par les flancs, le