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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Tacite est bien beau ; mais nous trouvons Suétone bien amusant.

Voltaire est bien limpide ; mais nous trouvons Saint-Simon bien pittoresque.

Écrivons donc à notre tour quelques pages de l’histoire russe, comme Suétone a écrit l’histoire romaine, comme Saint-Simon a écrit l’histoire de France.

Vous connaissez Catherine II de nom, n’est-ce pas ? — celle que Voltaire appelait la Sémiramis du Nord, celle qui faisait des pensions à nos hommes de lettres que proscrivait Louis XV, ou qu’il laissait mourir de faim, quand il ne les proscrivait pas.

Catherine II avait trente-trois ans ; elle était belle, bienfaisante et pieuse ; jusque-là même, on l’avait dite fidèle à son époux Pierre III, lorsque, tout à coup, elle apprend que l’empereur veut la répudier afin d’épouser la comtesse Voronzof, et que, pour avoir un prétexte à cette réputation, il compte faire déclarer illégitime la naissance de Paul-Pétrovitch.

Alors, elle comprend qu’il s’agit de la vie pour elle, et du trône pour son fils ; c’est une partie à jouer : le premier arrivé la gagnera.

Cette nouvelle lui est annoncée à dix heures du soir.

À onze heures, elle quitte le château de Péterhof, qu’elle habite, et, comme elle n’a pas voulu faire atteler, pour laisser son départ ignoré de tout le monde, elle monte dans la charrette d’un paysan, lequel croit tout simplement conduire une femme du peuple, et elle arrive à Pétersbourg comme le jour vient de paraître. Aussitôt arrivée, elle convoque, sans leur dire dans quel but, les régiments en garnison à Pétersbourg, réunit les quelques amis sur lesquels elle croit pouvoir compter, et marche avec eux au-devant de ces régiments.

Là, faisant bondir son cheval d’un bout à l’autre de la ligne, elle harangue les officiers, invoque leur courtoisie comme hommes, en appelle à leur fidélité comme soldats, prend une épée, la tire, en jette le fourreau loin d’elle, et, craignant que cette épée n’échappe à sa main mal aguerrie, elle demande une dragonne pour la lier à son poignet.