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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Il conduisait deux officiers mis à peu près l’un comme l’autre, avec une plaque, deux ou trois croix, et deux grosses épaulettes.

L’un de ces deux officiers était une espèce de Kalmouk, hideux de visage, brutal de gestes, bruyant de voix ; il jurait très-haut en français, et paraissait avoir une grande science de notre langue, surtout dans son côté vulgaire et grossier.

L’autre était un bel homme de trente-trois à trente-quatre ans, paraissant aussi doux et aussi policé que son compagnon paraissait commun et mal appris. Il avait les cheveux d’un blond d’or, et, quoiqu’il parût vigoureux et bien portant, un sourire doux et triste passait sur ses lèvres, chaque fois qu’il réprimait une brutalité de son compagnon.

Celui-ci était l’empereur Alexandre, le plus beau et le plus faux des Grecs, à ce que disait Napoléon.

Son compagnon était le grand-duc Constantin.

Celui qui les conduisait, c’était le grand-duc Michel.

Étrange trinité, vision presque fantastique, qui, passant par mes yeux, s’imprima si profondément dans ma mémoire, que je revois aujourd’hui, après trente-sept ans, passer devant moi cette voiture basse, emportée par ses trois chevaux, et emportant son cocher et ses deux voyageurs !

Eh bien, de ces trois hommes dont ma mémoire avait gardé le souvenir, c’était l’homme à la figure douce et mélancolique qui était parti le premier.

Cet homme, Napoléon avait voulu en faire, à Erfürt, non-seulement un allié, mais encore un frère ; cet homme, qui l’avait appelé Charlemagne, il l’avait appelé Constantin ; cet homme, il lui avait offert l’empire d’Orient, à la condition qu’il lui laisserait l’empire d’Occident.

Car l’empereur — et c’est là une des hautes idées de son règne — l’empereur avait compris que, contre l’Angleterre, notre ennemie naturelle, notre allié naturel, c’était la Russie.

Et, en effet, — écoutez bien ceci, messieurs qui acceptez les traditions politiques toutes moulées, et qui faites d’une certaine façon, parce que l’on a fait de cette façon-là avant vous — les alliances entre peuples sont solides, non pas à cause de