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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Oh ! oh ! me dit Tallancourt, est-ce que vous l’avez tué comme cela, du premier coup, par hasard ?

— Non, répondis-je, je ne crois pas. Je ne me suis pas même fendu, et c’est à peine si je l’ai touché.

Pendant ce temps, les témoins opposés avaient couru à M. B***, qui se relevait.

La pointe de mon épée avait pénétré dans l’épaule, et, comme sa station dans la neige en avait glacé le fer, la sensation avait été telle, que mon adversaire, si légèrement qu’il fût blessé, était tombé à la renverse.

Par bonheur, je ne m’étais pas fendu ; sans quoi, je l’embrochais de part en part.

Le pauvre garçon n’avait jamais tenu une épée.

D’après cet aveu qu’il fit, et en conséquence de la blessure qu’il avait reçue, il fut convenu que le combat s’arrêterait là.

Je remis mon épée au fourreau ; je repassai ma chemise, mon gilet et ma redingote ; je me redrapai dans mon quiroga, et je redescendis les buttes Montmartre, bien plus léger de cœur que je ne les avais montées.

Telle fut la cause, telles furent les sensations, telle fut l’issue de mon premier duel.

Que sont devenus les deux hommes qui m’y assistèrent ?

J’ai perdu Betz de vue. Il avait obtenu une place de receveur particulier en province ; quelque chose comme un bruit vague m’a dit, depuis, qu’il était mort.

Quant à Tallancourt, pauvre garçon ! je l’ai vu mourir bien tristement, bien malheureusement, bien douloureusement.

Le duc d’Orléans l’avait pris en amitié ; c’était une de ces machines vigoureuses, comme le prince les aimait, pas trop intelligentes ; d’ailleurs, Tallancourt avait une grande qualité : parfaitement intelligent, il savait cacher son intelligence.

Le duc d’Orléans, devenu roi, avait appelé Tallancourt près de lui, et ne pouvait plus s’en passer. Si sa fortune n’était pas faite, — on ne faisait pas ainsi sa fortune près du roi, — au moins sa position était-elle assurée.