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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Géricault possédait quelque fortune, une douzaine de mille livres de rente ; Géricault aimait les chevaux, qu’il peignait si bien. Un jour, au moment de monter à cheval, il s’aperçoit que la boucle de ceinture de son pantalon manque : il lie les deux pattes, et part au galop ; son cheval le jette à terre : il tombe sur le nœud, et le nœud froisse deux vertèbres de l’épine dorsale. Une maladie dont Géricault était en train de se traiter en ce moment vient faire de cette contusion une plaie, et Géricault, l’espérance de tout un siècle, meurt d’une carie des vertèbres, — c’est-à-dire d’une des maladies les plus longues et les plus douloureuses qu’il y ait !

Quand nous entrâmes chez lui, il était occupé à dessiner sa main gauche avec sa main droite.

— Que diable faites-vous donc là, Géricault ? lui demanda le colonel.

— Vous le voyez, mon cher, dit le mourant ; je m’utilise. Jamais ma main droite ne trouvera une étude d’anatomie pareille à celle que lui offre ma main gauche, et l’égoïste en profite.

En effet, Géricault était arrivé à un tel degré de maigreur, qu’à travers la peau, On voyait les os et les muscles de sa main, comme on les voit sur ces plâtres écorchés que l’on donne pour modèle aux élèves.

— Eh bien, mon cher ami, lui demanda Bro, comment avez-vous supporté l’opération d’hier ?

— Très-bien… C’était très-curieux. Imaginez-vous que ces bourreaux-là m’ont charcuté pendant dix minutes.

— Vous avez dû souffrir horriblement ?

— Pas trop… je pensais à autre chose.

— À quoi pensiez-vous ?

— À un tableau.

— Comment cela ?

— C’est bien simple. J’avais fait tourner la tête de mon lit en face de la glace, de sorte que, pendant qu’ils travaillaient sur mes reins, je les regardais faire en me soulevant sur mes coudes. Ah ! si j’en reviens, je vous réponds que je ferai un fier pendant à l’étude d’anatomie d’André Vésale ! seulement,