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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

merveilleux contraste, non-seulement d’anatomie, — ce qui serait bien quelque chose déjà, — mais encore de douleur physique et morale, que faisait ressortir la puissante impassibilité des exécuteurs.

Enfin, on parlait de Géricault, absent, presque autant que de tous ceux qui étaient présents.

C’est qu’en effet, l’école nouvelle, qui attendait un chef, sentait que ce chef était en lui ; et, cependant, Géricault n’avait encore guère fait que des études. Il venait d’achever le Hussard et le Cuirassier, — que le Musée a racheté dernièrement à la succession du roi Louis-Philippe, — et il était en train de finir sa Méduse.

Pauvre Géricault ! lui aussi, sa Méduse achevée, il devait mourir, et mourir douloureusement.

Huit jours avant sa mort, je le vis.

Comment avais-je connu Géricault ?

Comme j’ai connu Béranger et Manuel.

Dans mes dîners hebdomadaires chez M. Arnault, j’avais bien souvent rencontré le colonel Bro, bon et brave soldat, à qui tout souvenir de l’armée était cher, et qui m’avait pris en amitié, par cela seulement que j’étais le fils d’un général de la Révolution.

Il va sans dire que Bro faisait de l’opposition au gouvernement bourbonien.

Bro avait une maison rue des Martyrs, n° 23, et, dans cette maison, logeaient, selon leurs fortunes diverses, Manuel, le député expulsé de la Chambre, Béranger le poëte, et Géricault.

Un jour qu’on avait parlé de Géricault, qui s’en allait mourant, Bro me dit :

— Venez donc voir son tableau de la Méduse, et le voir lui-même, afin que, s’il meurt, vous ayez vu au moins un des plus grands peintres qui aient jamais existé.

Je n’eus garde de refuser, comme on comprend bien. Rendez-vous fut pris pour le lendemain.

De quoi mourait Géricault ?

Écoutez, et voyez combien, parfois, l’homme a un signe fatal gravé à côté de son nom.