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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

n’avait pas plutôt acheté un des petits chefs-d’œuvre de madame Haudebourg-Lescaut ou de mademoiselle d’Hervilly ; si bien que M. Laffitte fit venir Sigalon, et le pria de reprendre sa Locuste, qui risquait de faire avorter les dames du haut commerce, le priant de lui donner toute autre chose à la place.

Sigalon reprit sa Locuste, mais j’ignore ce qu’il donna en échange.

Hélas ! Sigalon était encore de ceux qui sont marqués d’avance pour une mort prématurée. Envoyé à Rome afin d’y copier le Jugement dernier de Michel-Ange, il n’eut que le temps de léguer à la France cette page immense, d’étendre ses bras vers la patrie, et de mourir.

Schnetz, de son côté, exposait trois tableaux au Salon de 1824 : deux grandes toiles qui pouvaient aussi bien être de tout le monde que de lui, et un de ces tableaux de genre où il est inimitable.

Ce tableau de genre était un Sixte-Quint enfant, auquel une bohémienne prédit qu’il sera pape. On sait avec quelle vérité Schnetz réunit, dans un cadre de six pieds de haut sur quatre de large, une vieille sorcière, un pâtre, et une jeune fille romaine : le Sixte-Quint était un chef-d’œuvre.

Le Massacre des Innocents, de Coigniet, placé en face la porte, saisissait en entrant. Une femme accroupie, échevelée par une longue course, la terreur dans les yeux, la pâleur sur le visage, se cachait ou plutôt cachait son enfant dans l’angle d’une muraille en ruine, tandis qu’au loin s’exécutait le carnage. C’était une belle œuvre, dont, après vingt-cinq ans, je revois encore tous les détails, bien pensée, bien exécutée, bien peinte.

Boulanger avait emprunté le sujet de son tableau à l’illustre poëte qui venait de mourir. Mazeppa, surpris, était lié sur un cheval fongueux qui devait l’emporter déchiré, mourant, évanoui, dans ces nouvelles contrées où une royauté l’attendait à son réveil ! La lutte que tentait, en roidissant tous ses membres, ce corps jeune et vigoureux contre les bourreaux qui l’attachaient sur le cheval sauvage, offrait un