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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Ah ! dit madame de Staël, — cette pauvre exilée qui, en face du lac Léman, regrettait son ruisseau de la rue du Bac, — ah ! j’aurais voulu être malheureuse comme lady Byron, et inspirer à mon mari de pareils vers !

Soit ; mais c’eût été un singulier ménage que celui qu’eussent fait lord Byron et madame de Staël.

Cette fois, Byron ne s’éloignait pas si rapidement ; on eût dit qu’il pouvait distendre, mais non briser le double lien qui l’attachait à l’Angleterre.

Il aborda en Belgique, visita le champ de bataille de Waterloo, encore humide du sang de trois peuples, descendit le Rhin, et alla se fixer aux bords du lac de Genève. — Ce fut là qu’il connut madame de Staël, à peu près aussi exilée sous la Restauration que sous l’Empire.

« Au milieu des magnifiques tableaux du lac Léman, dit Byron, mon plus grand bonheur fut d’arrêter mes yeux sur l’auteur, de Corinne. »

Ce fut à Deodati que Byron, pour renouveler son exploit d’Abydos, traversa le lac de Genève sur une largeur de quatre lieues.

Ce fut à Deodati qu’il écrivit le troisième chant de Childe Harold, le Prisonnier de Chillon et Manfred ; — Manfred, dont Gœthe, dans un journal allemand, réclama l’idée originale, comme si Manfred ne descendait pas de Satan aussi directement que Faust descend de Polichinelle !

Ô pauvre grand homme ! qui, avec ta renommée européenne et ta réputation gigantesque, réclames la feuille qu’un poëte, ton frère, a le malheur d’arracher en passant à ton laurier touffu.

Ne semble-t-il pas entendre d’Alembert dire de l’auteur de Zaïre, et du Dictionnaire philosophique :

— Cet homme est incompréhensible ! il a de la gloire pour un million, et il en veut encore pour un sou !

Byron se vengea en dédiant à Gœthe je ne sais plus lequel de ses poëmes.