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pour la dernière fois l’azur de tes yeux célestes, je reçus ton doux sourire, et te dis : « Au revoir ! » Et, voilà que, cette fois, je m’éloigne bien réellement de toi ; voilà qu’aujourd’hui, je te quitte sans espérance, et que je te dis : « Adieu ! »

Ô ma fille, ce chant commence par ton nom, c’est encore par ton nom que je l’achèverai ; je ne puis ni te voir ni t’entendre ; mais jamais père ne s’identifia comme moi avec sa fille. Tu seras l’amie qui consolera mon ombre, quand auront fui les années que je dois vivre. Tu ne dois pas connaître les traits de mon visage ; mais ma voix retentira dans tes rêves, et ma voix paternelle, sortant de la tombe pour te parler de mon amour, parviendra jusqu’à ton cœur, quand le mien sera déjà glacé par la mort.

Veiller sur ta jeune intelligence ; attendre ton premier sourire ; suivre en toi les progrès de la vie ; te voir comprendre peu à peu les objets qui te semblent encore des merveilles ; te bercer doucement sur mes genoux ; poser sur tes lèvres le baiser paternel ; hélas ! ces tendres soins n’étaient pas faits pour moi ; ils eussent, cependant, endormi mon cœur, que je sens en proie à une émotion vague et indéfinissable, qui n’est autre chose que ce besoin paternel de voir et caresser mon enfant.

Oh ! n’est-ce pas que tu m’aimeras, quand même la haine te serait présentée comme un devoir ? N’est-ce pas que, te fût-il défendu de prononcer mon nom, comme si mon nom était un de ces mots sinistres, présage de malheur et de honte, n’est-ce pas que tu m’aimeras, même lorsque la mort nous aura séparés ? N’est-ce pas, que, lorsqu’on voudrait faire sortir de tes veines tout le sang que tu tiens de ton père, n’est-ce pas que, tant qu’une goutte de ce sang demeurera dans tes veines, n’est-ce pas que tu ne saurais cesser de m’aimer ?

Enfant de l’amour, tu naquis, cependant, au milieu des angoisses de la douleur, et tu fus nourrie d’amertume. Hélas ! tels furent les éléments qui formèrent le cœur de ton père, tels sont ceux qui ont formé le tien. Mais, au moins, toi, le feu qui consumera ta vie sera moins dévorant, et il te restera l’espérance pour embellir tes jours. Paix au berceau où ton enfance sommeille ! et, moi, des plaines de la mer, moi, du sommet des monts qui vont être tour à tour ma demeure, je renverrai sur toi toutes les bénédictions que ton amour enfantin eût appelées sur ma tête, si je n’eusse point été forcé de te quitter !…