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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS


XXXIX


Déroute. — Le haricot de mouton reparaît. — M. Picot l’avoué. — À force de diplomatie, il obtient de ma mère de m’emmener à la chasse. — J’en perds le sommeil, le boire et le manger.

S’il avait pu rester, dans l’esprit des plus obstinés sceptiques de Villers-Cotterets, quelques doutes sur le désastre de Waterloo, le passage de Napoléon les eût levés tous.

D’ailleurs, cette avant garde de fuyards, que nous avions vue, ne faisait que précéder le corps d’armée.

Ce corps d’armée commença à apparaître dans la matinée du 22.

Je déclare ici que c’était un terrible et magnifique spectacle, sublime à force d’être hideux.

D’abord avaient passé, mêlés les uns aux autres, marchant sans ordre, sans tambour, presque sans armes, ceux qui s’étaient tirés sains et saufs, ou avec de légères blessures, de cette horrible boucherie.

Puis étaient venus ceux qui étaient blessés plus gravement, mais qui pouvaient encore, ou marcher, ou se tenir à cheval.

Enfin, vinrent ceux qui ne pouvaient ni marcher ni se tenir à cheval. Les malheureux, avec des bras emportés, des jambes brisées, des blessures qui leur trouaient le corps, couchés dans des charrettes, mal pansés ou n’ayant pas été pansés du tout, les malheureux se soulevaient encore, agitaient quelque lambeau sanglant, et criaient : « Vive l’Empereur ! »

Beaucoup retombaient morts. C’était leur dernier cri.

Le cortège funèbre dura deux ou trois jours.

Où conduisait-on tous ces hommes ? Pourquoi endolorir leur agonie par cette exposition à l’ardent soleil de juin, par le cahot des charrettes, par l’absence de tout pansement ?

Y en avait-il donc tant, que, de Waterloo chez nous, toutes les villes en fussent encombrées ?

Oh ! c’est vue ainsi, loin des fanfares des trompettes, loin