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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

j’en avais dix-huit à peine, mais j’étais fort rompu à tous les exercices du corps, à la lutte surtout.

Je parvins à le prendre à bras-le-corps, et à le renverser sous moi. Sa tête porta sur une pierre, et résonna sourdement.

Tout cela se passait sans qu’il y eût une parole proférée de part ni d’autre ; cependant il devait être blessé.

Je sentis qu’il fouillait à sa poche, et je compris qu’il y cherchait son couteau.

Je lui saisis la main au-dessus du poignet, et parvins à la lui tordre de telle façon, que les doigts s’ouvrirent, et que le couteau tomba.

Par un mouvement rapide, je m’emparai du couteau.

Un moment j’eus cette terrible tentation, et c’était bien mon droit, d’ouvrir le couteau, et de l’enfoncer dans la poitrine de mon antagoniste.

La vie d’un homme tint en ce moment à un fil : si ma colère eût rompu ce fil, cet homme était mort !

J’eus sur moi la puissance de me relever. Je tenais déjà le couteau d’une main, je pris le bâton de l’autre, et, fort de ces deux armes, je laissai mon adversaire se relever à son tour.

Il fit un pas en arrière, et se baissa pour ramasser cette même pierre contre laquelle s’était heurtée sa tête ; mais, au moment où il se redressait, la pointe du bâton le frappait au milieu de la poitrine, et il sautait à dix pas.

Cette fois, il était évanoui, sans doute, car il ne se releva point. Je remontai le talus du fossé, et m’éloignai à reculons ; j’avais senti une telle haine dans cette agression inattendue, que je craignais quelque traîtrise.

Personne ne reparut, et je regagnai la maison, fort ému, je l’avoue, de cet incident.

Je venais, certainement, d’échapper à l’un des dangers les plus réels que j’aie jamais courus.

Cet événement eut, pour une personne qui y était étrangère, des suites assez graves, et m’amena à commettre la seule action mauvaise que j’aie à me reprocher dans le cours de ma vie.