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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

que j’eusse faits en l’honneur de ces premières fleurs nourries dans le jardin de nos amours. Mais, hélas ! je n’étais pas poëte encore pour mon compte, et je me contentais de dire à Adèle les élégies de Parny et de Berlin ; ce qui, je crois, l’ennuyait.

J’ai déjà fait remarquer, à propos des Vêpres siciliennes, combien cette chère enfant avait l’esprit juste.

Je la quittai, selon l’habitude, vers deux ou trois heures du matin. Selon l’habitude encore, je pris par le parc, et je revins à la maison en faisant un grand détour.

J’ai dit le chemin que je suivais, et comment j’étais obligé de sauter par-dessus un grand fossé, pour passer de la plaine dans le parc. Afin de n’être pas obligé de faire le même saut trois ou quatre fois par semaine, ce qui, dans les nuits sombres, ne laissait pas que de devenir assez périlleux, j’avais fait à l’un des angles du fossé, un assez fort amas de pierres, de sorte que je n’avais qu’à me laisser glisser dans cet angle, ce qui me permettait de sauter en deux fois.

Cette nuit-là, en sautant dans le fossé, j’aperçus à quatre pas de moi une ombre qui me parut un peu moins caressante que celle qui m’attendait dans le jardin, et m’avait attiré dans le pavillon.

Cette ombre tenait à la main, non pas l’ombre d’un bâton, mais un bel et bon bâton, dans toute sa noueuse réalité.

Du moment où j’ai été homme, et où un danger s’est présenté à moi, de jour ou de nuit, je puis le dire hautement, j’ai toujours marché droit à ce danger.

Je marchai droit à l’homme et au bâton.

Le bâton se leva et retomba dans ma main.

Alors se passa, dans ce fossé sombre, une des luttes les plus acharnées que j’ai soutenues de ma vie. C’était bien moi qui étais attendu, c’était bien à moi qu’on en voulait.

L’homme qui m’attendait avait le visage noirci ; par conséquent, je ne pouvais le reconnaître ; mais, sans le reconnaître, je l’avais deviné.

C’était un jeune homme de vingt-quatre ou vingt-cinq ans ;