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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

qui m’était complètement inconnue, produisit sur moi une profonde impression : c’était comme un de ces paysages qu’on voit en rêve, et dans lesquels on n’ose se hasarder à entrer, tant ils vous semblent différents des horizons ordinaires. Ce terrible refrain, que répète sans cesse, à la fiancée qu’il emporte frémissante sur son cheval-spectre, le cavalier funèbre : « Hourra ! — fantôme, les morts vont vite ? » ressemblait si peu aux concetti de Demoustier, aux rimes amoureuses de Parny ou aux élégies du chevalier Bertin, que ce fut toute une révolution qui se fît dans mon esprit quand je commençai de lire la sombre ballade allemande.

Dès le même soir, j’essayai de la mettre en vers ; mais, comme on comprend bien, la tâche était au-dessus de mes forces. J’y brisai les premiers élans de ma pauvre muse, et je commençai ma carrière littéraire comme j’avais commencé ma carrière amoureuse, par une défaite d’autant plus terrible qu’elle était secrète, mais incontestable à mes propres yeux.

N’importe, ce n’en étaient pas moins les premiers pas essayés vers l’avenir que Dieu me destinait, pas inexpérimentés et chancelants comme ceux de l’enfant qui commence à marcher, qui trébuche et tombe dès qu’il s’arrache aux lisières de sa nourrice, mais qui, tout en se relevant, endolori de chaque chute, continue d’avancer, poussé par l’espérance, dont la voix lui dit tout bas : « Marche ! marche, enfant ! c’est par la douleur qu’on devient homme, c’est par la constance qu’on devient grand ! »


LX


Le cerbère de la rue de Largny. — Je l’apprivoise. — Le guet-apens. — Madame Lebègue. — Une confession.

Six mois s’écoulèrent entre ces premières amours et ces premiers travaux. Outre nos réunions chez Louise Brézette, réunions qui avaient lieu tous les soirs, nous nous voyions,