Page:Dumas - Mes mémoires, tome 10.djvu/67

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
64
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

prise de possession, ils y avaient allumé un feu et y fumaient leurs cigares.

» Au bout d’un quart d’heure, ils descendirent, se gardant bien d’éteindre le feu qu’ils avaient allumé, curieux qu’ils étaient de savoir si, d’en bas, on n’apercevait pas la fumée.

» Nous mangeâmes un morceau ; après quoi, nos guides nous demandèrent si nous voulions revenir par la même route, ou bien en prendre une autre beaucoup plus longue, mais aussi plus facile. Nous choisîmes unanimement cette dernière. À trois heures, nous étions à Aix, et, du milieu de la place, ces messieurs eurent l’orgueilleux plaisir d’apercevoir encore la fumée de leur fanal.

» Je leur demandai s’il m’était permis, maintenant que je m’étais bien amusé, d’aller me mettre au lit. Comme chacun éprouvait probablement le besoin d’en faire autant, on me répondit qu’on n’y voyait pas d’inconvénient.

» Je crois que j’eusse dormi trente-six heures de suite, si je n’eusse été réveillé par une grande rumeur. J’ouvris les yeux : il faisait nuit ; j’allai à la fenêtre, et je vis toute la ville d’Aix en rumeur. La population, y compris les enfants et les vieillards, était descendue sur la place publique, comme autrefois dans les émeutes de Rome ; tout le monde parlait à la fois, on s’arrachait les lorgnettes, chacun regardait en l’air à se démonter la colonne vertébrale ; je crus qu’il y avait une éclipse de lune.

» Je me rhabillai vivement pour voir ma part du phénomène, et je descendis armé de ma longue-vue. Toute l’atmosphère était colorée d’un reflet rougeâtre, le ciel paraissait enflammé : la dent du Chat était en feu !

» Le feu dura ainsi trois jours.

» Le quatrième jour, on apporta à nos deux fumeurs une note de trente-sept mille cinq cents et quelques francs.

» Ils trouvèrent la somme un peu bien forte pour une douzaine d’arpents de bois, dont le gisement rendait l’exploitation impossible. En conséquence, ils écrivirent à notre ambassadeur à Turin de tâcher de faire rogner quelque chose sur le mémoire. Celui-ci s’escrima si bien, que la carte à payer leur