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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Occupons-nous d’abord de madame Sand, de ce génie hermaphrodite, qui réunit la vigueur de l’homme à la grâce de la femme ; qui, pareille au sphinx antique, vivante et mystérieuse énigme, s’accroupit aux extrêmes limites de l’art avec un visage de femme, des griffes de lion, des ailes d’aigle.

Puis nous reviendrons à Eugène Sue.

Madame Sand était venue à Paris peu de temps avant la révolution de 1830.

Que venait-elle faire à Paris ? Elle va vous le dire elle-même avec sa franchise accoutumée. Madame Sand porte les habits d’une femme, mais c’est pour se vêtir et non pour se cacher ; à quoi servirait l’hypocrisie à qui possède la force ?

« Peu de temps avant la révolution de 1830, dit l’auteur d’Indiana, je vins à Paris avec le souci de trouver une occupation, non pas lucrative, mais suffisante. Je n’avais jamais travaillé que pour mon plaisir ; je savais, comme tout le monde, un peu de tout, rien en somme. Je tenais beaucoup à trouver un travail qui me permît de rester chez moi. Je ne savais assez d’aucune chose pour m’en servir. Dessin, musique, botanique, langues, histoire, j’avais effleuré tout cela, et je regrettais beaucoup de n’avoir rien pu approfondir ; car, de toutes les occupations, celle qui m’avait toujours le moins tenté, c’était d’écrire pour le public. Il me semblait que, à moins d’un rare talent que je ne me sentais pas, c’était l’affaire de ceux qui ne sont bons à rien. J’aurais donc beaucoup préféré une spécialité. J’avais écrit souvent pour mon amusement personnel ; il me paraissait assez impertinent de prétendre à divertir ou à intéresser les autres, et rien n’était moins dans mon caractère concentré, rêveur et avide de douceurs intimes que cette mise en dehors de tous les sentiments de l’âme.

» Joignez à cela que je savais très-imparfaitement ma langue. Nourrie de lectures classiques, je voyais le romantisme se répandre. Je l’avais d’abord raillé et repoussé dans mon coin ; dans ma solitude, dans mon for intérieur, et puis j’y avais pris goût, je m’en étais enthousiasmée ; et mon goût, qui n’était pas formé, flottait entre le passé et le présent, sans savoir où