On se rappelle qu’après la révolution de juillet, notre grand poëte, qui avait voué sa plume à la défense de la dynastie déchue, s’exila volontairement, et ne revint à Paris que lorsqu’il y fut rappelé par l’arrestation de la duchesse de Berry. — Il demeurait à l’hôtel de l’Aigle.
» Je m’habillai aussitôt, dans l’intention d’aller lui faire une visite.
» Je ne le connaissais pas personnellement : à Paris, je n’eusse point osé me présenter à lui ; mais, hors de France, à Lucerne, isolé comme il l’était, je pensai qu’il y aurait peut-être quelque plaisir pour lui à voir un compatriote. J’allai donc hardiment me présenter à l’hôtel de l’Aigle. Je demandai M. de Chateaubriand au garçon de l’hôtel. Celui-ci me répondit qu’il venait de sortir pour donner à manger à ses poules. Je le fis répéter, croyant avoir mal entendu ; mais il me fit une seconde fois la même réponse.
» Je laissai mon nom, en réclamant en même temps la faveur d’être reçu le lendemain.
» Le lendemain matin, on me remit une lettre de M. de Chateaubriand, envoyée de la veille : c’était une invitation à déjeuner pour dix heures ; il en était neuf, je n’avais pas de temps à perdre. Je sautai à bas de mon lit et je m’habillai. Il y avait bien longtemps que je désirais voir M. de Chateaubriand ; mon admiration pour lui était une religion d’enfance ; c’était l’homme dont le génie s’était écarté le premier du chemin battu, pour frayer à notre jeune littérature la route qu’elle a suivie depuis ; il avait suscité, à lui seul, plus de haines que tous les cénacles ensemble ; c’était le roc que les vagues de l’envie, encore émues contre nous, avaient en vain battu depuis cinquante ans ; c’était la lime sur laquelle s’étaient usées les dents dont les racines avaient essayé de nous mordre.
» Aussi, lorsque je mis le pied sur la première marche de l’escalier, le cœur faillit me manquer. Tout à fait inconnu, il me semblait que j’eusse été moins écrasé de cette immense supériorité ; car, alors, le point de comparaison eût manqué pour mesurer nos deux hauteurs, et je n’avais pas la res-