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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

« Tous nos officiers supérieurs, écrit-il, sont hors de combat ; l’armée d’Italie, réduite à une poignée de monde, est épuisée ; les héros de Millesimo, de Lodi, de Castiglione et de Bassano, sont morts pour la patrie ou sont à l’hôpital ; il ne reste plus aux corps que leur réputation et leur orgueil ; Joubert, Lannes, Lamart, Victor, Murat, Charlet, Dupuis, Rampon, Pigeon, Menard, Chabaudon, sont blessés ; nous sommes abandonnés au fond de l’Italie ; ce qui reste de braves voit la mort infaillible au milieu de chances continuelles, et avec des forces inférieures. Peut-être l’heure du brave Augereau et de l’intrépide Masséna est elle prête à sonner ; alors, alors que deviendront ces braves gens ? Cette pensée me rend réservé ; je n’ose plus affronter la mort, qui serait un sujet de découragement pour qui est l’objet de mes sollicitudes ; si j’avais reçu la 83e, forte de trois mille cinq cents hommes connus à l’armée, j’aurais répondu de tout ; peut-être sous peu de jours ne sera-ce point assez de quarante mille hommes.

» Aujourd’hui, repos aux troupes ; demain, selon les mouvements de l’ennemi, nous agirons. »

C’étaient là les plaintes, c’étaient là surtout les sombres prévisions de l’homme fatigué, mouillé, refroidi : la plus vigoureuse des organisations succombe à ces moments de doute, éprouve ces heures de découragement ; après les grandes fatigues, l’âme subit les influences du corps : le fourreau ternit la lame.

Deux heures après avoir écrit cette lettre, Bonaparte avait adopté un nouveau plan.

Le lendemain avait lieu le combat de Roneo, lequel commençait cette fameuse bataille d’Arcole qui devait durer trois jours.

Le troisième jour, l’armée autrichienne avait perdu cinq mille prisonniers, huit ou dix mille tués ou blessés ; et, forte encore de quarante mille hommes, se retirait dans les montagnes, poursuivie par quinze mille Français.

Elle s’arrêta dans la capitale du Tyrol.

Quinze mille Français avaient accompli cette œuvre gigantesque de lutter contre cinquante mille hommes et de les vaincre.