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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

— Oh ! quand je pense, s’écriait-elle, que, dans quatre ans, tu seras soldat, que cet homme te prendra à moi, à qui il a toujours pris et jamais donné, et qu’il t’enverra tuer sur quelque champ de bataille comme la Moskova ou Leipzig !… Oh ! mon enfant, mon pauvre enfant !…

Et c’était l’impression générale que reproduisait ainsi ma mère.

Seulement, cette haine des femmes se manifestait selon les tempéraments et les caractères ; chez ma mère, on l’a vu, c’était par des soupirs et des larmes ; chez d’autres mères, c’était par des imprécations ; chez d’autres, par l’insulte.

Il y avait, je me le rappelle, demeurant sur la place de la Fontaine, la femme d’un armurier dont le fils était au collège de l’abbé Grégoire avec moi, et qu’on appelait madame Montagnon. Pendant les après-midi d’été, quand la grande chaleur du jour était passée, elle se mettait sur le seuil de sa porte avec son rouet, et, tout en filant, elle chantait une chanson contre Bonaparte.

Cette chanson, dont je ne me rappelle que les quatre premiers vers, commençait ainsi :

Le Corse de madame Ango
N’est pas le Corse de la Corse ;
Car le Corse de Marengo
Est d’une bien plus dure écorce.

Et — comme mademoiselle Pivert faisait de ce fameux volume des Mille et une Nuits qui renfermait l’histoire de la Lampe merveilleuse, et qu’elle relisait tous les huit jours, — madame Montagnon avait à peine fini le dernier couplet contre le Corse de Marengo, qu’elle recommençait le premier.

Or, on le comprend bien, cette haine qui avait commencé de se manifester aux désastres de Russie, se compliquait de terreur au fur et à mesure que l’ennemi se rapprochait, et que, pas à pas, ville à ville, il resserrait le cercle dans lequel il enfermait la France.