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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

Du moment où j’étais vaincu et où j’avouais ma défaite comme Porus, le vainqueur fut clément comme Alexandre.

L’abbé commença sa séduction sur moi par un excellent dîner. S’il mangeait bien, il buvait encore mieux.

J’étais en admiration devant cet homme ; je ne m’étais pas figuré les curés ainsi : l’abbé Fortier était tout prêt à me raccommoder avec le séminaire.

Le lendemain, après la messe, l’abbé Fortier faisait son ouverture de chasse. La messe ne finissait qu’à huit heures et demie ; mais personne ne se serait permis de tirer un perdreau sur le terroir, avant qu’on eût vu passer l’abbé Fortier, la soutane retroussée, la carnassière au dos, le fusil sur l’épaule, précédé de Finaud et suivi de Diane.

Ce jour-là, il avait un troisième acolyte : c’était moi. Mes souvenirs de chasse étaient perdus dans le crépuscule de ma première enfance, et remontaient à mon père et à Mocquet. Encore tout se passait-il pour moi à cette époque, comme dans les tragédies de Racine, en récits.

Cette fois, c’était de l’action, et j’y prenais presque part.

L’abbé tirait admirablement bien, et le terroir était giboyeux.

Il tua une douzaine de perdrix et deux ou trois lièvres.

Je faisais autant de chemin que Diane, et, à chaque pièce de gibier qui tombait, je me précipitais à l’envi des chiens pour la ramasser.

On ne chasse pas sans jurer un peu contre ses chiens ; l’abbé Fortier jurait beaucoup ; tous ces détails en faisaient pour moi un abbé tout à fait à part, qui n’avait rien de commun avec l’abbé Grégoire.

De ce moment, je fus convaincu qu’il y avait deux espèces d’abbés.

Depuis que j’ai habité l’Italie, et surtout Rome, j’en ai découvert une troisième.

Oh ! la bonne journée que cette première journée de chasse ! comme elle est restée dans ma mémoire ! comme elle a fait de moi ce chasseur infatigable, qui a été, depuis, le désespoir des gardes champêtres !