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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

de prospérités dans la carrière que j’embrassais, et elle me promit qu’aussitôt que je serais ordonné, elle me donnerait la charge de son directeur.

Je ne sais si c’est parce que les railleries me parurent trop amères ou la charge trop lourde, mais je jetai l’encrier au nez de l’épicier, je mis mes douze sous dans ma poche, et je sortis du magasin en criant :

— Eh bien, c’est bon, je n’irai pas au séminaire !

Comme César, je venais de passer mon Rubicon.

Maintenant, il s’agissait d’échapper aux premières supplications de ma mère, auxquelles je n’eusse pas eu peut-être la force de résister.

Je risquai mon premier coup de tête.

J’achetai, avec mes douze sous, un pain et un saucisson, des vivres pour deux ou trois jours enfin, et j’allai trouver Boudoux.

Il faut que j’explique ce que c’était que Boudoux.

Boudoux était un type. Si la maladie intitulée la boulimie n’avait pas été baptisée à cette époque, il aurait fallu l’appeler la boudimie :

Je n’ai jamais vu de plus terrible mangeur que Boudoux.

Un jour, il arriva chez nous ; on venait de tuer un veau : il le regardait avec des yeux d’envie.

— Veux-tu le manger tout entier, dit mon père, il est à toi.

— Oh ! le général plaisante, dit Boudoux.

— Non, sur ma parole.

— Je veux bien, général.

On mit le veau tout entier au four, et, le veau cuit, Boudoux mangea le veau tout entier.

Le dernier os gratté, mon père lui fit compliment.

— J’espère que maintenant tu n’as plus faim, Boudoux ? lui dit-il.

— Mettez la mère à la broche, général, répondit Boudoux, et vous verrez.

Mon père recula ; il aimait sa vache. Boudoux était homme à n’en laisser que les cornes.