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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

pour elle que la première : elle avait perdu son père et sa mère.

Je me rappelle à peine ma grand’mère Labouret. Je ne me souviens d’aucun détail relatif ni à sa vie ni à sa mort. C’était une digne femme qui, ayant bien vécu, dut bien mourir.

Il en fut autrement de mon grand-père, mort en 1808, d’une affection de foie. Je me le rappelle parfaitement avec sa pipe à la bouche et sa démarche grave, habitude qu’il avait contractée du temps que, comme le père de mademoiselle de la Vallière, il était maître d’hôtel.

C’était un grand joueur de dominos, qui passait pour très-fort à ce jeu, et qui allait tous les soirs faire sa partie dans un café où j’ai passé une bonne portion de mon enfance. Ce café était tenu, je m’en souviens, par deux personnes de sexe différent qui m’aimaient beaucoup : l’une s’appelait mademoiselle Wafflart et l’autre M. Camberlin.

Comme mon grand-père y passait toutes ses soirées, j’allais quelquefois l’y rejoindre, et, là, je regardais jouer au billard, jeu pour lequel je me sentais au fond du cœur la plus grande vocation. Malheureusement, le billard, soit pendant la journée, soit le soir, entraînait des frais tout à fait au-dessus de mes moyens ; de sorte que force était à moi de regarder jouer les autres et décompter les points ; mais voilà tout.

Chaque soir, à dix heures, on entendait gratter à la porte ; c’était la chienne de mon grand-père qui venait le chercher, — la gueule vide, les nuits où il y avait de la lune, — la gueule ornée d’un bâton portant une lanterne à chaque bout, les nuits où il n’y en avait pas. On l’appelait Charmante, et elle était charmante d’intelligence en réalité. Elle avait, lors de sa mort, fait ce métier pendant huit ou dix ans, et il ne lui était jamais arrivé d’être venue gratter à la porte dix minutes avant l’heure ou dix minutes après, d’avoir pris le chemin le plus long au lieu de prendre le chemin le plus court, ou d’avoir cassé une seule de ses lanternes.

Un jour, mon grand-père se plaignit de violentes douleurs au côté, garda la chambre, puis s’alita. Enfin, un soir, on m’emporta de la maison comme on avait fait pour mon père.