Page:Dumas - Mes mémoires, tome 1.djvu/255

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
253
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

les doigts très-agiles et la main très-adroite, on se décida à faire de moi un simple instrumentiste, et l’on me choisit le violon, instrument avec lequel le musicien, à moins d’être atteint de cécité, n’a pas l’habitude de s’accompagner lui-même.

Il n’y avait pas de choix à faire parmi les professeurs de Villers-Cotterets : la ville n’en possédait qu’un seul.

Il se nommait Hiraux.

Hiraux mériterait un chapitre à part, et même plutôt deux chapitres qu’un seul.

Hiraux, ou plutôt le père Hiraux, comme on l’appelait amicalement de par la ville, était un véritable musicien d’Hoffmann, avec sa longue taille mince, sa redingote marron et sa perruque, qui, à chaque salutation qu’il faisait, avait pris l’habitude de suivre son chapeau. Aussi, Hiraux, pour obvier à cet inconvénient, avait-il résolu de n’adopter la perruque que les dimanches et les jours de grande fête. Dans les jours ordinaires, la perruque était remplacée par un bonnet de soie noire, qu’Hiraux rabattait violemment sur ses oreilles lorsque ses élèves jouaient par trop faux.

Maintenant que j’ai beaucoup vu et surtout beaucoup entendu, j’ai réfléchi, et je suis convaincu que c’est la difficulté d’appliquer sa perruque au même emploi qui avait été cause qu’Hiraux en avait abandonné l’usage journalier.

Il en résultait qu’excepté les fêtes et les dimanches, Hiraux ne saluait jamais qu’à moitié, en supposant que saluer signifie se découvrir la tête, puisque, lorsqu’il ôtait son chapeau, Hiraux gardait son bonnet de soie noire.

Aussi son bonnet de soie noire était-il devenu une portion intégrante de sa personne. Vingt fois il m’est arrivé de le toucher comme faisaient les habitants de Lilliput des habits de Gulliver, — investigation, au reste, à laquelle Hiraux se prêtait avec sa complaisance habituelle, — pour m’assurer que cet ornement ne faisait point partie de sa peau.

Hiraux avait, sous ce bonnet, une des figures maigres et parcheminées les plus spirituelles et les plus grimaçantes que j’aie jamais vues, grâce au jeu de chacun de ses muscles, qui semblaient vibrer pour exprimer sa pensée, ainsi que vi-