Page:Dumas - Mes mémoires, tome 1.djvu/246

Cette page a été validée par deux contributeurs.
244
MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

avaient marché vers la mort bien des pas lents, mornes et désespérés.

Mais que nous importait à nous, enfants nés d’hier ? Est-ce qu’il y avait un passé pour nous ? À peine se rappelait-on le dernier automne avec ses feuilles jaunes ; à peine se souvenait-on du dernier printemps avec ses feuilles verdissantes ; toute notre mémoire datait du soleil d’hier, toute notre espérance était dans le soleil de demain ; vingt-quatre heures, c’était l’avenir ; un mois, c’était l’éternité.

Que de souvenirs d’enfance oubliés par moi dans les chemins et dans les prairies de cet enclos, et que j’y retrouverais à chaque pas, si j’y retournais aujourd’hui, comme ces fleurs de diamants, de rubis et de saphirs, cueillies des parterres des Mille et une Nuits, et qui ne se fanent jamais !


XXII


Les deux couleuvres. — M. de Valence et madame de Montesson. — Ce que c’était que la petite Hermine. — Le charron Garnier et madame de Valence. — Madame Lafarge. — Apparition fantastique de madame de Genlis.

J’eus un jour une grande peur dans ce beau jardin. À l’un des angles était quelque chose comme une tourelle ruinée et sans toit ; dans les jours d’août, le soleil s’y engouffrait et en faisait une fournaise. Alors, c’était curieux de voir les mouches y bruire et les papillons y voltiger, les beaux lézards gris et verts y courir sur les murailles. Un jour que je jouais aux environs de cette tourelle, j’entendis des sifflements aigus ; je m’approchai, et, par l’ouverture qui avait été autrefois une porte, je vis deux longues couleuvres dressées sur leur queue, le corps en spirale, dardant l’une contre l’autre leur langue noire avec des sifflements d’amour ou de colère. Tels devaient être les deux serpents auxquels Mercure jeta sa baguette, et qui s’enroulèrent à l’entour pour l’éternité.

Mais, moi, je n’étais pas Mercure, je n’avais pas cette ba-