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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

taine d’arpents de terre que possédait, au village de Soucy, mon grand-père maternel, encore vivant à cette époque.

Il était bien dû à mon père, comme je l’ai dit, un arriéré de vingt-huit mille cinq cents francs pour sa solde de l’an vii et de l’an viii ; mais, depuis notre voyage à Paris, une loi avait établi que l’arriéré ne serait payé qu’à partir de l’an ix.

Quant à l’indemnité de cinq cent mille francs, due par le roi de Naples aux prisonniers français et exigée par Bonaparte, il n’en avait plus été question, et c’est pour cela sans doute que les Français venaient de s’emparer du royaume de Naples.

Il est vrai qu’une maison et un beau jardin, situés sur la place de la Fontaine, devaient nous revenir un jour ; mais, en attendant, on en payait la rente viagère à un certain M. Harlay, déjà depuis vingt ans. Au reste, le brave homme justifia jusqu’au bout le proverbe, qui dit qu’une rente viagère est un brevet de longue vie pour celui à qui on la paye : il mourut en 1817, à l’âge de quatre-vingt-douze ou quatre-vingt-treize ans.

Nous avions, à cette époque, payé la maison et le jardin quatre fois leur valeur à peu près. Ainsi, — outre cette perte immense que nous faisions, moi d’un père, ma mère d’un mari, — ma mère et moi perdions encore, ma mère toutes ses ressources, moi cet avenir que la présence d’un père crée seule à son fils.

Murat et Brune essayèrent alors — Brune chaudement, Murat timidement, — de tenir, à ma mère et à moi, la promesse qu’ils avaient faite à mon père. Mais tout fut inutile. Napoléon n’oublia jamais cette réunion qui avait eu lieu chez mon père à la troisième journée de route entre Alexandrie et le Caire, et ma mère, victime bien innocente des sentiments républicains de mon père, ne put, de celui qui s’était offert à être mon parrain avant que je fusse né, obtenir, quoique veuve d’un officier général ayant commandé en chef trois armées, la plus petite pension.

Ce ne fut pas tout : la haine de Napoléon, après avoir frappé mon père dans sa fortune, essaya de le frapper dans sa gloire.