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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

déré comme une avarice déguisée ; et, portant préjudice aux grands concessionnaires turcs ou arabes, dont la plus grande partie habitait le Caire, il fit de cette capitale un centre de révolte.

Un des premiers ordres donnés, en arrivant au Caire, avait été de surveiller les crieurs des mosquées. Ces crieurs sont dans l’habitude d’appeler trois fois par jour les fidèles à la prière. Pendant quelque temps, on surveilla ces appels ; puis, peu à peu, on s’y habitua et l’on négligea cette surveillance. Voyant cela, les muezzins substituèrent aux paroles consacrées des appels à la révolte. Dans leur ignorance de la langue, les Français ne s’aperçurent pas de cette substitution, et les Turcs purent librement conspirer, donner des ordres pour retarder ou avancer l’heure de la conspiration, dont l’explosion fut enfin fixée au matin du 21 octobre.

Le 21 octobre, à huit heures du matin, la conspiration éclata à la fois sur tous les points, depuis Syène jusqu’à Alexandrie. Mon père était malade et encore couché, lorsque Dermoncourt se précipita dans sa chambre en criant :

— Général, la ville est en pleine insurrection ; le général Dupuis vient d’être assassiné ! À cheval ! à cheval !

Mon père ne se fit pas répéter la nouvelle à deux fois. Il connaissait la valeur du temps en pareille circonstance ; il sauta, à peu près nu, sur un cheval sans selle, prit son sabre, et s’élança dans les rues du Caire ; à la tête de quelques officiers qu’il avait autour de lui.

La nouvelle annoncée était vraie en tous points : le commandant du Caire, le général Dupuis ; venait d’être blessé mortellement sous l’aisselle, d’un coup de lance qui lui avait coupé l’artère, et dont l’avait frappé un Turc caché dans une cave. Bonaparte ; disait-on, était à l’île de Roudah, et ne pouvait rentrer dans la ville ; la maison du général Caffarelli avait été forcée, et tous ceux qui s’y trouvaient, mis à mort. Enfin, les révoltés se portaient en masse chez le payeur général Estève.

Ce fut vers ce point que se dirigea mon père, ralliant à lui tout ce qu’il rencontrait sur son chemin.