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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

de l’île, près du cap Rose, et connue sous le nom de la Guinodée, au Trou-Jérémie.

C’est là que mon père naquit de Louise-Cessette Dumas, et du marquis de la Pailleterie, le 25 mars 1762.

Le marquis de la Pailleterie avait alors cinquante-deux ans, étant né en 1710.

Les yeux de mon père s’ouvrirent dans la plus belle partie de cette île magnifique, reine du golfe où elle est située, et dont l’air est si pur, qu’aucun reptile venimeux n’y saurait vivre.

Un général, chargé de reconquérir Saint-Domingue, qui nous avait échappé, eut l’ingénieuse idée, comme moyen de guerre, de faire transporter de la Jamaïque à Saint-Domingue toute une cargaison de reptiles les plus dangereux que l’on put trouver. Des nègres charmeurs de serpents furent chargés de les prendre sur un point et de les déposer sur l’autre.

La tradition veut qu’un mois après, tous ces serpents eussent péri, depuis le premier jusqu’au dernier.

Saint-Domingue n’a donc ni serpent noir comme Java, ni serpent à sonnettes comme l’Amérique du Nord, ni cobra-cappel comme le Cap ; mais Saint-Domingue a des caïmans.

Je me rappelle avoir entendu raconter à mon père, — j’étais bien enfant, puisque mon père est mort en 1806 et que je suis né en 1802, — je me rappelle, dis-je, avoir entendu raconter à mon père qu’un jour, revenant à l’âge de dix ans de la ville à l’habitation, il avait vu, à son grand étonnement, étendu au bord de la mer, une espèce de tronc d’arbre qu’il n’avait pas remarqué en passant au même endroit deux heures auparavant ; il s’était alors amusé à ramasser des cailloux et à les jeter au soliveau ; mais tout à coup, au contact de ces cailloux, le soliveau s’était réveillé : ce n’était rien autre chose qu’un caïman qui dormait au soleil.

Les caïmans ont le réveil maussade, à ce qu’il paraît ; celui dont il est question avisa mon père et se prit à courir après lui. Mon père, véritable enfant des colonies, fils des plages et des savanes, courait bien ; mais il paraît que le caïman courait ou plutôt sautait encore mieux que lui, et cette aventure eût