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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

» À travers toutes ces horreurs, à travers les maux qu’on endure, je conviens cependant, que c’est le pays le plus susceptible de donner à la France une colonie dont les profits seront incalculables ; mais il faut du temps et des hommes. Je me suis aperçu que ce n’est point avec des soldats que l’on fonde des colonies, avec les nôtres surtout ! Ils sont terribles dans les combats, terribles peut-être après la victoire, sans contredit les plus intrépides du monde ; mais, peu faits pour des expéditions lointaines, ils se laissent rebuter par un propos ; inconséquents et lâches, ils en tiennent eux-mêmes. On en a entendu qui disaient, en voyant passer les généraux :

» — Les voilà, les bourreaux des Français !

» Le calice est versé, je le boirai jusqu’à la lie ; j’ai pour moi la constance, ma santé, un courage qui, je l’espère, ne m’abandonnera pas, et, avec cela, je pousserai jusqu’au bout.

» J’ai vu hier le divan que forme le général Bonaparte : il est composé de neuf personnes. J’ai vu neuf automates habillés à la turque, de superbes turbans, de magnifiques barbes et des costumes qui me rappellent les images des douze apôtres que papa tient dans l’armoire. Quant à l’esprit, aux connaissances, au génie et au talent, je ne vous en dis rien, le chapitre est toujours en blanc en Turquie. Nulle part autant d’ignorance, nulle part autant de richesses, nulle part aussi mauvais et aussi sordide usage temporel.

» En voilà assez sur ce chapitre ; j’ai voulu vous faire ma description, j’en ai sans contredit omis bien des articles ; le rapport du général Bonaparte y suppléera.

» Ne soyez pas exigeant pour mon compte ; je souffre, mais c’est avec toute l’armée. Mes effets me sont parvenus ; j’ai, dans mes adversités, tous les avantages de la fortune. Soyez tranquilles, je jouis d’une bonne santé. »

Ménagez la vôtre. J’aurai, j’espère, le bonheur de vous embrasser avant un an. Je sais l’apprécier d’avance, je vous le prouverai.

» J’embrasse bien tendrement mes sœurs, et suis avec respect votre très-soumis fils.

» Boyer. »