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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

On se remit en marche pour Rhamanieh, au milieu du découragement et des murmures. Cependant, comme le soldat ne pouvait s’en prendre qu’à lui puisqu’il s’était dépouillé lui-même, il lui fallut bien patienter. On arriva, mourant de faim, à Rhamanieh.

Là, on apprit que l’on séjournerait le 11 et le 12, pour attendre des vivres commandés dans le Delta, et qui arrivèrent effectivement.

Ces vivres frais, et le voisinage du Nil, dans lequel les soldats se plongeaient au fur et à mesure qu’ils arrivaient, rendirent un peu de courage à l’armée.

Mon père, qui s’était procuré deux ou trois pastèques, avait invité quelques généraux de ses amis à venir les manger sous sa tente. On se rendit à son invitation.

Nous avons vu comme avait mal débuté la campagne et combien on avait déjà souffert depuis le départ d’Alexandrie. L’Égypte, qu’on avait vue de loin comme un large ruban d’émeraude déroulé à travers le désert, apparaissait, non plus avec son abondance antique qui en faisait le grenier du monde, mais avec sa pauvreté moderne, ses populations fuyantes, ses villages déserts et ruinés.

On a entendu les plaintes de Desaix : ces plaintes étaient celles de toute l’armée.

La réunion sous la tente de mon père, réunion qui avait pour but de manger trois pastèques, prit, au bout de quelques instants, et quand chacun eut mis sa mauvaise humeur en commun, un aspect politique.

Que venait-on faire dans ce pays maudit, qui avait successivement dévoré tous ceux qui avaient voulu le conquérir, depuis Cambyse jusqu’à saint Louis ? Était-ce une colonie qu’on voulait y fonder ? À quel propos quitter la France, son soleil qui réchauffe sans brûler, ses grands bois, ses plaines fertiles, pour ce ciel de feu, pour ce désert sans abri, pour ces plaines brûlées ? Était-ce une royauté que Bonaparte voulait se tailler en Orient, à l’instar des anciens proconsuls ? Alors fallait-il au moins demander aux autres généraux s’ils voulaient se contenter d’être les chefs de ce nouveau satrape ; de pareils pro-