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MÉMOIRES D’ALEX. DUMAS

pousser les charrettes dans le torrent ; ce qui était d’autant plus facile que le pont n’avait point de parapet. 

» À peine le passage fut-il libre, que le général sauta sur son cheval, et, sans regarder s’il était suivi ou non, s’élança dans la rue du village qui s’ouvre sur le pont. J’avais beau lui crier : « Mais, général, nous ne sommes que nous deux ! » il n’entendait pas ou plutôt ne voulait pas entendre. 

» Tout à coup, nous nous trouvâmes en face d’un peloton de cavalerie sur lequel le général tomba, et, comme tous les hommes étaient en ligne, d’un seul coup de sabre donné de revers, il tua le maréchal des logis, balafra effroyablement le soldat qui se trouvait près de lui, et, de la pointe de son sabre, en blessa encore un troisième. Les Autrichiens, ne pouvant croire que deux hommes avaient l’audace de les charger ainsi, voulurent faire demi-tour ; mais les chevaux fourchèrent, et chevaux et cavaliers tombèrent pêle-mêle. En ce moment, nos dragons arrivèrent avec les fantassins en croupe, et tout le peloton autrichien fut pris. »

Je fis mon compliment au général sur son coup de sabre en lui disant que je n’avais jamais vu son pareil. 

» — Parce que tu es un blanc-bec, me répondit-il ; mais tâche seulement de ne pas te faire tuer, et, avant la fin de la campagne, tu en auras vu bien d’autres.

» Nous avions fait une centaine de prisonniers. Mais, de l’autre côté du village, nous apercevions, gravissant une montagne, un corps assez considérable de cavalerie. À peine le général eut-il vu ce corps, qu’il le montra à ses dragons, et que, laissant les prisonniers à l’infanterie, il se mit à la poursuite des Autrichiens avec ses cinquante hommes. 

» Nous étions admirablement montés, le général et moi, de sorte que nous gagnions beaucoup sur nos soldats. De leur côté, les Autrichiens, croyant être poursuivis par l’armée entière, fuyaient à fond de train. Il en résulta qu’au bout d’un certain temps, nous nous trouvâmes encore seuls, le général et moi.

» Enfin, parvenus à la hauteur d’une auberge où la route faisait un coude, je m’arrêtai et je dis :