Page:Dumas - Les Trois Mousquetaires - 1849.pdf/247

Cette page a été validée par deux contributeurs.

— De sorte que, depuis ce temps… reprit d’Artagnan ne pouvant s’empêcher de rire de la figure piteuse de son hôte.

— De sorte que, depuis ce temps, monsieur, continua celui-ci, nous menons la vie la plus triste qui se puisse voir ; car, monsieur, il faut que vous sachiez que toutes nos provisions sont dans la cave ; il y a notre vin en bouteilles et notre vin en pièce ; la bière, l’huile et les épices, le lard et les saucissons ; et, comme il nous est défendu d’y descendre, nous sommes forcés de refuser le boire et le manger aux voyageurs qui nous arrivent, de sorte que tous les jours notre hôtellerie se perd. Encore une semaine avec votre ami dans ma cave, et nous sommes ruinés.

— Et ce sera justice, drôle. Ne voyait-on pas bien, à notre mine, que nous étions gens de qualité et non faussaires, dites ?

— Oui, monsieur, oui, vous avez raison, dit l’hôte. Mais tenez, tenez, le voilà qui s’emporte.

— Sans doute qu’on l’aura troublé, dit d’Artagnan.

— Mais il faut bien qu’on le trouble, s’écria l’hôte ; il vient de nous arriver deux gentilshommes anglais.

— Eh bien ?

— Eh bien ! les Anglais aiment le bon vin, comme vous savez, monsieur ; ceux-ci ont demandé du meilleur. Ma femme alors aura sollicité de M. Athos la permission d’entrer pour satisfaire ces messieurs ; et il aura refusé comme de coutume. Ah ! bonté divine ! voilà le sabbat qui redouble !

D’Artagnan, en effet, entendit mener un grand bruit du côté de la cave ; il se leva, et précédé de l’hôte, qui se tordait les mains, et suivi de Planchet qui tenait son mousqueton tout armé, il s’approcha du lieu de la scène.

Les deux gentilshommes étaient exaspérés ; ils avaient fait une longue course et mouraient de faim et de soif.

— Mais c’est une tyrannie, s’écriaient-ils en très bon français, quoique avec un accent étranger, que ce maître fou ne veuille pas laisser à ces bonnes gens l’usage de leur vin. Çà, nous allons enfoncer la porte, et s’il est trop enragé, eh bien ! nous le tuerons.

— Tout beau ! messieurs, dit d’Artagnan en tirant ses pistolets de sa ceinture, vous ne tuerez personne, s’il vous plaît.

— Bon, bon ! disait derrière la porte la voix calme d’Athos, qu’on les laisse un peu entrer, ces mangeurs de petits enfants, et nous allons voir.

Tout braves qu’ils paraissaient être, les deux gentilshommes anglais se regardèrent en hésitant ; on eût dit qu’il y avait dans cette cave un de ces ogres faméliques, gigantesques héros des légendes populaires et dont nul ne force impunément la caverne.

Il y eut un moment de silence ; mais enfin les deux Anglais eurent honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit les cinq ou six marches dont se composait l’escalier, et donna dans la porte un coup de pied à fendre une muraille.

— Planchet, dit d’Artagnan en armant ses pistolets, je me charge de celui qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah ! messieurs, vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va vous en donner !